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Hdr Année : 2023

L'État quotidien

Résumé

Ce mémoire, malgré son titre un peu général, n’est pas un ouvrage de synthèse, mais un travail d’approfondissement. Il n’offre pas non plus une histoire comparative ou une histoire croisée entre la France et la Russie. « Histoires en contrepoint » sont des enquêtes qui se déroulent indépendamment, mais comme accompagnant l’une l’autre et s’éclairant mutuellement. Cette méthode permet d’éviter les erreurs de perspective induites par un isolement artificiel du cadre national. Elle permettrait aussi, peut-être, de recadrer le débat sur « la singularité russe ». Non pas dans l’objectif de la réduire ou l’augmenter, mais dans celui de donner au cas de la Moscovie et de l’Empire russe une place moins marginale dans les discussions autour de l’État européen entre le Moyen Âge et l’époque moderne, en rapprochant non pas tant l’histoire des différents pays que nos manières de faire de l’histoire. Plusieurs historiographies relativement indépendantes (russe impériale, soviétique, occidentale de l’époque soviétique, et post-soviétique) ont contribué à la connaissance du phénomène administratif en Russie à l’époque moderne, aboutissant à un ensemble impressionnant, mais on a rarement tenté de voir l’administration russe ancienne du point de vue d’un individu ou d’une famille, impliqués dans son action quotidienne. Tel est le projet de la première partie de cet ouvrage. Les acteurs qui ont principalement intéressé les historiens de l’administration russe moderne étaient des acteurs institutionnels. L’individu dont on souhaite aujourd’hui le retour dans l’histoire administrative n’est pas une unité statistique dotée d’un nombre fixe de paramètres prédéfinis, mais un phénomène de nature relationnelle complexe : des personnes en interaction plus ou moins ouverte avec d’autres personnes, réalités et notions ; autrement dit, des vies. Comment choisir son guide parmi la multitude de candidatures qui se présente malgré la dictature exercée par l’archive ? Deux études de cas centrées sur des individus ont été effectuées pour la Première partie de cet ouvrage. L’une des histoires se passe au sommet de la hiérarchie administrative, au contact personnel avec le tsar. L’autre — au niveau inférieur de cette hiérarchie et à la périphérie géographique du pays. Nous parcourons ainsi le système du haut jusqu’en bas et analysons les mécanismes de commandement qui assurent l’intégrité de l’empire. Dans la première de ces études (chapitre un, Homme-institution) nous marchons sur les pas d’un individu, Alekseï Kourbatov, qui, tout en ayant été formé dans les traditions de la culture administrative ancienne des prikases, est pénétré par cet esprit très particulier d’entreprise fiscale et administrative qui caractérise Pierre le Grand et ses collaborateurs. Il est une sorte de commissaire à tout faire, le parfait administrateur, qui n’attend pas les ordres mais les suscite par ses initiatives : il invente une taxe, instruit des procès contre l’évasion fiscale et la corruption, dirige un chantier, surveille le Trésor, fonde une école, construit des bateaux… Un inconnu de naissance obscure, il monte tout près du zénith du pouvoir, avant d’être chassé de la confiance de son souverain. Il finit sa vie dans l’inactivité, songeant à son destin et arrivant à une conception politique de service sensiblement différente de celle qu’il avait au début de sa carrière. Surtout, la vie de Kourbatov permet d’étudier à nouveaux frais cette question-clé de l’histoire du phénomène administratif en Russie, la transformation du prikase comme commission personnelle en prikase comme institution ; elle donne à voir par quel processus la volonté politique se traduit en réalité sociale. L’autre étude de cas (chapitre trois, Métiers de plume et ascension sociale) est une biographique familiale sur quatre générations, une histoire dans laquelle le service dans l’administration sert de levier d’ascension sociale, un levier indispensable mais insuffisant à lui seul. Petits serviteurs militaires d’origine cosaque localisés sur une frontière moscovite, les Chagarov sont une famille ambitieuse qui exploite le système. D’abord de simples podiatchis, ils deviennent des agents administratifs influents dans leur ville, commerçants prospères, riches propriétaires terriens, et finissent par acquérir le statut de nobles héréditaires. Outre les questions de mobilité sociale et géographique, cette enquête reconstitue les connexions que l’histoire administrative classique centrée sur les institutions peine à saisir. On examine les liens entre le service au tsar et les activités entrepreneuriales, le fonctionnement des réseaux de patronage et de clientèle, les particularismes locaux et les relations avec le centre. Cela permet de revisiter les thèmes classiques, comme le développement de la « bureaucratie » moscovite « professionnelle », l’efficacité administrative et la corruption, la « rationalisation » du gouvernement. La méthode biographique est parfois soupçonnée de ne pas assurer la représentativité des phénomènes qu’elle décrit. Les Chagarov ne sont évidemment pas une moyenne statistique. En revanche, c’est une famille typique, en tout cas à l’échelle de son milieu d’origine, comme le prouve le chapitre deux, Les employés. Portrait de groupe — une étude socio-économique de la population dans la ville de Sevsk, pays natal des Chagarov. L’accent est placé sur le comportement économique des podiatchis, grade auquel appartiennent les deux premières générations des Chagarov. Cette étude, en outre, amplifie et complète l’analyse institutionnelle commencée dans le chapitre Homme-institution car elle décrit un milieu social sur lequel Moscou s’appuyait dans son effort de contrôler administrativement les provinces. Le chapitre conclusif de la première partie, intitulé L'impossible noblesse de robe, aborde des thèmes classiques qui ont en particulier une longue tradition dans l'historiographie du règne de Pierre le Grand : changement et continuité, possibilité de réforme, action programmée et ses conséquences imprévues. Célèbre dans le monde entier pour avoir transformé culturellement la Moscovie asiatique, barbue et toute en bois, en empire européanisé, Pierre le Grand est moins connu en dehors de la Russie pour son action dans les domaines fiscal, administratif, judiciaire et juridique. Une petite partie de ses réformes est étudiée ici en profondeur, avec l'objectif de montrer comment un changement du statut fiscal des diaks et des podiatchis produit une répercussion négative imprévue sur le prestige de la carrière civile. Désirant susciter des vocations parmi les nobles pour l'administration et la justice, Pierre le Grand bute contre des obstacles créés par sa propre politique. La Seconde partie de l’ouvrage est une contribution à l’histoire des concepts. Pour reconstituer la généalogie d'un concept, il ne suffit pas de suivre l'histoire du mot qui le désigne habituellement. Mais il est également certain qu'une connaissance plus précise de l'évolution du terme contribue à une meilleure compréhension du concept. Cette étude propose une révision de la naissance du mot français bureaucratie, de la première étape donc dans l'élaboration de ce qui est devenu par la suite l'un des principaux concepts sociopolitiques de notre temps. Un concept qui, on l’aura compris, joue un rôle particulier, on peut dire démesuré, dans l’historiographie sur la Russie de l’époque moderne, ce qui explique qu’un spécialiste de l’administration russe s’y intéresse de près. Pour analyser sa genèse, il a été nécessaire de croiser plusieurs historiographies : l’histoire de la « fonction publique » française à travers le XVIIe et le XVIIIe siècle et des salons parisiens, l’histoire intellectuelle de l’économie politique, l’histoire du commerce et du colbertisme, l’histoire des réformes économiques libérales sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI et l’histoire de la langue française. En combinant et adaptant librement les méthodes de l'école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, on arrive d’abord à la conclusion que le mot bureaucratie a été conçu comme un outil polémique, une description sarcastique d'une tendance de l'administration française depuis Colbert à multiplier les bureaux de douane, les bureaux de collecte des impôts et les bureaux de contrôle des activités industrielles et commerciales, qui « étranglaient » l'esprit d'entreprise en France, par leur règlementation pléthorique mais surtout par leurs personnels surabondants, les commis, l’équivalent français des podiatchis. On reconstitue ensuite le processus de réception du néologisme bureaucratie dans les salons parisiens. Pour finir, on suit la réinvention du même mot dans la situation pré-révolutionnaire et son adoption officielle par la langue française en 1798. C’est à ce moment-là que le mot, avec son ensemble de sens polémiques et presque tous négatifs, pénétra dans les autres langues. Le russe en fit une arme de critique politique et sociale de l’administration, d’abord impériale et soviétique ensuite. Les historiens de l’administration russe qui s’efforcent à imposer l’usage terminologique wébérien sous-estiment la profondeur de cette tradition. Ainsi les deux « histoires en contrepoint » présentées dans cet ouvrage sont indépendantes. Pendant la période étudiée, il ne s’agit ni d’influences, ni d’emprunts, ni de transferts, ni de circulation des idées entre la Russie et la France. La connexion par le mot bureaucratie ne se produit que postérieurement. Mais les phénomènes socio-économiques au centre de chacune de ces histoires sont d’une même nature. Le podiatchi et le commis : on pourrait les juxtaposer dans un esprit de comparatisme classique. Toutefois, au lieu de fixer le catalogue des similitudes et des dissemblances, il semble plus intéressant de laisser ces histoires se refléter librement l’une dans l’autre, invitant au dialogue leurs lecteurs.

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Citer

Joukovskaia Anna. L'État quotidien : Personnels, pratiques, institutions et langages administratifs en Russie et en France au XVIIIe siècle. Histoires en contrepoint. Histoire. Sorbonne Université, 2023. ⟨tel-04193019⟩
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