Du Canada à l'Amazonie, des Andes au Caraïbes, le tabac est la seule plante à avoir marqué la vie collective de presque tous les peuples dits « amérindiens ». Partout où ils sont attestés, ses usages recouvrent un large éventail de significations. Fumé, mastiqué, prisé ou appliqué sur la peau, donné en offrande aux divinités ou employé comme répulsif contre les insectes, le tabac montre bien que les plantes ne sont pas des objets possédant des caractéristiques isolables mais des êtres relationnels, dotés de pouvoirs dont l'activation est solidaire de façons d'habiter le monde.

Sous le genre Nicotiana, les botanistes regroupent aujourd'hui une soixantaine d'espèces dont deux, N. tabacum et N. rustica, ont été cultivées. Si les cigarettes d'aujourd'hui sont fabriquées presque exclusivement avec N. tabacum, le tabac employé au XVI e siècle était souvent de l'espèce rustica, dont la concentration en nicotine est dix fois supérieure à celle de sa cousine.

De façon schématique, la présence des deux espèces suit cette répartition : tabacum au sud du continent, rustica au nord, l'Amérique centrale abritant les deux espèces. Le « petun » des Tupi du Brésil n'est donc pas la même chose que le « picietl » employé au Mexique. Quant au terme tabac, il dérive sans doute d'un mot arawak désignant non pas la plante, mais l'instrument utilisé pour en aspirer la fumée 1 . Ce glissement, fréquent dans l'histoire des langues, souligne à quel point la plante a été façonnée par l'expérience humaine. N. tabacum et N. rustica n'existent qu'à l'état cultivé et leurs propriétés sont tributaires de la connaissance qu'en ont les personnes, c'est-à-dire de la manière dont elles ont mis le pouvoir des plantes en relation avec leurs problèmes. Matériausavoir, le tabac implique aussi toute une technologie de culture, de maîtrise du feu, de séchage, de broyage, qui varie avec les régions.

La circulation planétaire du tabac à partir du XVI e siècle peut donc être lue de deux façons. La première insiste sur le pouvoir de transformation des plantes. Il s'agit de montrer qu'en plus d'être façonnés par l'expérience humaine, les végétaux tels que le tabac, mais aussi la canne à sucre ou le quinquina, sont des acteurs de l'histoire. La manière dont ils affectent les corps contribue à modifier des rapports de pouvoir, des paysages, des imaginaires. Il n'est qu'à penser 1 OVIEDO 1535, fgl. 47r.