En juin 1992, dans un dossier du Magazine littéraire consacré au baroque, Jacques Roubaud formulait un discours critique, plutôt acerbe, qui assimilait la notion au « détergent d’une esthétique molle », justifiant le recours à une « petite lessive explicative ». Cette saillie a de quoi nous surprendre : peu de poètes contemporains ont autant et si intimement côtoyé la poésie de l’âge baroque. Dans sa quête d’un sonnet universel, il a mené (avec un certain succès) une formidable entreprise de recensement et de classification des sonnets de la période 1530-1630, qu’il n’accepte pourtant que rarement de qualifier de baroques (encore le terme n’apparaît-il sous sa plume qu’encadré de guillemets suspicieux). Parvenu au faîte de sa « sonettomania », le poète est catégorique : « Il n’y a pas de sonnet "baroque" ». En-deçà du discours, c’est néanmoins une image en négatif du baroque qui se dessine, et dont les enjeux sont doubles. D’un côté, cette vaste expérience de lecteur et de scrutateur des sonnets de l’âge baroque informe nécessairement la pratique poétique de Jacques Roubaud. Rappelons qu’il est non seulement l’auteur de très nombreuses « variations sonnettistiques », mais qu’il lui arrive aussi de se référer dans ses textes à des poètes baroques français (Abraham de Vermeil, par exemple ). Il serait anachronique et inopérant de déclarer qu’il y a du baroque dans la poésie de Jacques Roubaud, mais il serait aussi naïf de se contenter de croire le poète sur parole (« On sait depuis bien longtemps que les poètes ne savent pas ce qu’ils disent », rappelle-t-il avec dérision) et de ne pas se demander ce que le baroque fait à la poésie roubaldienne. Écrire et publier des sonnets (certes très nettement revisités) dans une époque presque totalement acquise aux audaces du vers libre et à la prose, tester l’élasticité de la forme-sonnet en cherchant comme il le fait à jouer sur ses contraintes et sur les attentes du lecteur, sont autant de manières d’interroger le sonnet, au point de vue esthétique et historiographique, de démontrer que « chaque poème est au bout d’une très longue histoire formelle », de laquelle on ne saurait soustraire le sonnet de l’âge baroque. Mais il faut ensuite rappeler, avec Jean Rousset , que le baroque est un concept-miroir qui nous regarde autant que nous le regardons. Il faut donc en retour s’attacher à comprendre ce que l’entreprise critique et anthologique de Jacques Roubaud fait au baroque. Comme l’écrit Maxime Cartron, « à aucun moment les anthologies baroques ne révèlent la vérité historique du passé : elles le récrivent afin de le faire concorder avec une représentation de nature idéologique ». Quel geste critique et idéologique préside alors aux choix littéraires et éditoriaux de Jacques Roubaud, éditeur d’une anthologie du sonnet dont le titre a soin de contourner (ou de masquer ?) l’idée de baroque par une périphrase ? Plus généralement, comment interpréter le passage sous silence (voire le mépris) de Jacques Roubaud concernant le baroque ? En mettant de côté l’édition anthologique, on constate que le poète n’a de cesse d’anthologiser l’âge baroque et ses sonnets (dans ses recueils, dans des études, dans des revues de poésie, dans des articles à destination du grand public) ; il les met très soigneusement en page, les expose, les observe, les décrit, mais ne les commente presque jamais – préférant les laisser parler d’eux-mêmes. Jacques Roubaud paraît se désintéresser simplement de la notion de baroque au motif que le concept manque sa cible, mais tout se passe en même temps comme si l’analyse formaliste qui caractérise son travail ne parvenait pas (ou ne suffisait pas) à réduire le baroque à une forme maîtrisable et quantifiable. Sans chercher à savoir ce que le poète pense(rait) réellement du baroque (question peu fructueuse en soi), nous voulons chercher à définir la place qu’occupe le baroque dans l’espace de la poésie roubaldienne – et de la vision roubaldienne de la poésie – afin de comprendre en quoi consiste la contribution importante et paradoxale de Jacques Roubaud à l’édifice critique du baroque.