La caméra à fleur de peau : Pieles ou l'esthétique épidermique d'Eduardo Casanova - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2022

La caméra à fleur de peau : Pieles ou l'esthétique épidermique d'Eduardo Casanova

Diane Bracco

Résumé

« Les peaux changent. Les peaux s’opèrent. Elles se transforment. L’apparence n’est rien. » Ces propos d’Ana, atteinte d’une malformation faciale congénitale, reflètent les préoccupations épidermiques, corporelles et identitaires sur lesquelles s’échafaude la trame de Pieles (2016), premier long-métrage du jeune acteur et réalisateur Eduardo Casanova, qui s’est fait connaître en Espagne grâce à son rôle d’adolescent homosexuel dans la série télévisée humoristique Aída . Ana est l’une des protagonistes aux anatomies singulières qui peuplent le monde bigarré et excentrique de ce film inclassable, situé au carrefour du film social, du mélodrame, de la comédie noire et du théâtre filmé. Tributaire d’influences cinéphiles toutes liées à la mise en images des outrances organiques – Tod Browning, David Lynch, John Waters, David Cronenberg –, Pieles présente la forme d’un récit choral qui brosse les portraits d’une quinzaine de personnages tous inscrits, d’une manière ou d’une autre, dans le champ de la marginalité, et dont les trajectoires s’entrelacent au sein d’un environnement espagnol urbain, spatialement indéterminé mais très actuel – en témoigne la surimpression liminaire des dates 2011 et 2017. En raison de leurs corps malformés, accidentés, de leur statut social et/ou de leurs originalités comportementales, explorés à travers le prisme de la peau, ils incarnent au sens le plus littéral du terme les franges de l’humanité. Symboliquement confinés dans des intérieurs déconnectés de toute vie en société, ils œuvrent néanmoins tous, dans une certaine mesure, à leur recentrement au fil du récit. Cette prédilection de Casanova pour les exclus du monde contemporain était déjà patente dans ses courts-métrages antérieurs, Fumando espero (2012), La hora del baño (2014) et, surtout, Eat my shit (2015), qui inspire l’une des séquences les plus pathétiques de Pieles. Le cinéaste revendique ainsi la vocation politique, « punk, rebelle et violente » d’un film qui, dans l’objectif de dénoncer la pression exercée sur les individus par la dictature des apparences, suscite tout autant le malaise que le rire et l’émotion du spectateur. En inscrivant son long-métrage dans le prolongement d’une vaste généalogie de représentations des corps hors normes, il forge un « hymne à la liberté » , à la différence physique, et interroge à la fois les discours que celle-ci motive et la manière dont chacun peut s’affranchir du déterminisme qu’elle paraît constituer de prime abord. Il en découle que la question de l’esthétique affleure, inévitablement, dans cette œuvre qui renverse l’antagonisme beau / laid en plongeant le spectateur, parfois jusqu’à l’obscène, dans un véritable patchwork cutané – une image de morcellement reflétée par l’amalgame de peaux et d’organes qui envahit l’affiche du film – auquel répond la structure atomisée du récit, proche de celle d’un film à sketches. Eduardo Casanova enveloppe son propos d’une mise en scène délibérément irréaliste, fondée sur la revendication de l’exagération, de l’artifice et du travail de la surface : il déploie une écriture fondée tout autant sur l’apparence physique des créatures diégétiques, liant étroitement les représentations de la peau aux problématiques du corps, que sur l’épiderme formel du film lui-même. Ce faisant, il brosse la peinture maniériste d’un chassé-croisé de parcours somatiques et intérieurs reflétant l’aspiration des personnages à une société plus inclusive, au sein de laquelle trouver sa place constitue un enjeu identitaire majeur. Ce sont précisément les ressorts de cette esthétique cinématographique originale qui feront l’objet de notre analyse, menée à la lumière de la primauté des corps et des peaux qui inscrivent leur pluralité dans le titre même de l’œuvre filmique. Nous tâcherons de montrer comment la vision stylisée du réalisateur, teintée de camp, et le jeu sensoriel sur les épidermes et les matières superficielles servent le fond revendicatif du film, dont le formalisme affecté est mis au service d’une remise en question des normes corporelles. Tout en livrant une réflexion sur la plasticité et l’organicité de l’image cinématographique, Casanova impose à l’écran les silhouettes et les peaux irrégulières de ses êtres de fiction. Par l’exploration et le retournement du concept de monstruosité, il travaille à la visibilisation d’anatomies et d’identités littéralement extra-ordinaires pour livrer une fable profondément humaniste, sous-tendue par une dynamique centripète : en déconstruisant la notion de canon esthétique, il s’attache à recentrer l’excentré/ique et, à travers Pieles, offre une actualisation hispanique et très contemporaine des problématiques du corps et de l’altérité au cinéma.
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Identifiants

  • HAL Id : hal-04232488 , version 1

Citer

Diane Bracco. La caméra à fleur de peau : Pieles ou l'esthétique épidermique d'Eduardo Casanova. Diane Bracco. Diane Bracco (dir.), Imaginaires cinématographiques de la peau, 2022, 978-90-04-51782-0. ⟨hal-04232488⟩
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