Il sera ici question de l'effet de la première guerre mondiale sur l'artiste allemande Käthe Kollwitz et, plus largement, sur toutes celles qui se tenaient à « l'arrière ». Avec ce terme, la langue française semble ignorer que la première guerre mondiale ouvre de manière totalement inédite cet autre « front », qui mobilise les populations féminines à travers les privations, les réquisitions, le travail, la propagande, la censure et, de manière bien plus sournoise, à travers le lien maternel, afin de soutenir l'effort de guerre des pays engagés dans le conflit. L'anglais et l'allemand ont, eux, adopté des termes plus belliqueux, respectivement the home front et die Heimatfront, que l'on pourrait traduire de façon plus adéquate par « le front du/au foyer ». Au moment où s'ouvre ce front, Kollwitz est déjà une artiste reconnue dans son pays 1. Dessinatrice, graveuse et sculpteuse, elle se concentre sur la figure humaine. Au cours de la première guerre mondiale, qui coïncide avec l'exploration de nouvelles techniques comme la gravure sur bois et la sculpture, l'approche naturaliste et narrative des premières oeuvres se transforme en une recherche de formes épurées, primitives, chargées d'une religiosité anticléricale. Mais en dépit de son travail social et artistique sur ledit Heimatfront, en dépit de l'intérêt suscité auprès de la critique comme du public, par le journal qu'elle tient durant la guerre, source intarissable d'informations quant au moral de l'arrière, Kollwitz n'est pas entrée dans l'histoire en tant que peintre témoin de la Grande Guerre 2. Cela tient peut-être à la discipline de l'histoire de l'art elle-même, dont les analyses sont encore dominées par l'exploit militaire et l'expérience au front, alors que l'historiographie contemporaine, elle, met l'accent sur les conditions sociales et anthropologiques du conflit, et s'intéresse par conséquent aussi à l'arrière. Il arrive par ailleurs que l'oeuvre de Kollwitz soit aujourd'hui dépréciée du fait de la grande émotivité dont elle est empreinte, de ses élans de commisération perçus comme poussifs, misérabilistes, mièvres, à la limite du kitsch. Il est vrai aussi que c'est une artiste dont l'engagement moral contraste avec le désenchantement d'autres artistes de son temps, notamment avec la critique ironique et détachée d'un Otto Dix, ou avec les mondes apocalyptiques d'un Max Beckmann, tous les deux peintressoldats et témoins directs du front. La rhétorique militante de Kollwitz sollicite la compassion du spectateur, ce qui a pu la faire apparaître comme une artiste chrétienne 3. L'ensemble de ces a priori