Située à 35 km des côtes anglaises, Calais est, depuis les années 1990, le principal point de passage des personnes migrantes cherchant à quitter le continent européen pour s’installer en Angleterre. Les accords du Touquet, signés en 2003 entre la France et la Grande-Bretagne, ont eu pour effet de délocaliser la frontière franco-britannique sur le sol français, rendant plus difficile qu’elle ne l’était déjà la traversée de la Manche et faisant de Calais, non plus seulement un lieu de passage mais un « lieu de stockage des populations migrantes » . Or, depuis le démantèlement du bidonville de la Lande en 2016, les autorités mènent une double politique d’épuisement des personnes exilées et de criminalisation de la solidarité : expulsions quasi-quotidiennes des campements informels, arrêtés municipaux et préfectoraux visant à empêcher les distributions de nourriture, harcèlement des bénévoles par le biais de contrôles d’identité et d’amendes à répétition, etc. Cette criminalisation de la solidarité , couplée à la juridicisation et la judiciarisation croissantes des mobilisations en faveur des migrant·es expliquent que s’expérimentent de plus en plus, sur le littoral comme dans d’autres territoires frontaliers, des formes de militantisme par le droit : conseil et assistance juridique aux populations étrangères et à leurs soutiens d’une part et investissement des arènes judiciaires par l’élaboration de contentieux d’autre part . De nombreux travaux se sont penchés sur la mobilisation du droit par les mouvements sociaux et plus particulièrement par les mouvements de défense des populations étrangères . Néanmoins, la plupart de ces travaux portent sur le recours au droit à destination de personnes stabilisées géographiquement ou enfermées au sein d’institutions frontalières spécifiques comme les zones d’attentes ou les centres de rétention . Il existe par ailleurs une littérature assez dense sur les relations entre expert·es du droit et profanes dans le cadre de mobilisations juridiques et sur la figure de l’“avocat·e militant·e” , ainsi que des contributions plus récentes sur le rapport des profanes à l’institution judiciaire . Le rapport entre avocat·es et juristes mobilisé·es à titre militant autour de contentieux juridiques n’a en revanche, à notre connaissance, pas fait l’objet à ce jour d’un intérêt particulier dans la littérature scientifique. La confrontation en jeu lors des litiges que ces deux catégories d’acteur·rices co-construisent est pourtant susceptible d’éclairer les connivences mais aussi les frictions et points d’achoppement qui peuvent exister entre des juristes ayant choisi d’utiliser le droit à titre professionnel dans un cas et à titre militant dans l’autre. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de mutualiser deux enquêtes menées à Calais et ses environs portant, l’une sur des militant·es diplômé·es en droit et/ou engagé·es spécifiquement dans des mobilisations juridiques, et l’autre sur des avocat·es impliqué·es dans des contentieux collectifs ayant trait aux conditions de vie des personnes bloquées à la frontière franco-britannique . Se distinguant des pratiques d’accompagnement juridique orientées vers l’accès individuel aux droits (comme la demande d’asile ou la reconnaissance de minorité), les contentieux collectifs sont des procédures qui visent à réclamer des mesures (la mise en place de points d’eau par exemple) et à contester des décisions (expulsions ou encore interdiction de distribution de nourriture) aux conséquences collectives. Ces contentieux collectifs possèdent au moins deux spécificités qui méritent d’être soulignées : d’une part, les temporalités très courtes pour constituer des dossiers complexes, qui demandent beaucoup de démarches à faire en urgence (trouver des requérant·es, collecter les demandes nominatives d’aide juridictionnelle, enregistrer les pièces via l'interface dédiée, collecter les preuves et témoignages auprès d’un public allophone et en transit etc.) ; d’autre part, la nécessité pour l’avocat·e de travailler avec les acteurs associatifs proches des situations de terrain, acteurs qui peuvent notamment recueillir les éléments de preuve à joindre au dossier ainsi que garder le lien avec les requérant·es exilé·es. Parmi ces acteur·rices associatif·ves, certain·es sont aussi des juristes : c’est en particulier avec elleux que les avocat·es sont amené·es à collaborer lors des différentes phases du contentieux (préparation du dossier, suivi, audience et plus rarement bilan). Notre contribution vise ainsi à éclairer les enjeux de ces collaborations entre des juristes aux statuts différents : d’une part les professionnel·les que sont les avocat·es, et d’autre part les juristes militant·es qui sont majoritairement bénévoles ou stagiaires en fin d’études, et plus rarement salarié·es associatif·ves. Nous souhaitons en particulier montrer que cet engagement par le droit s’accompagne de contraintes importantes qui induisent, pour chaque groupe d’acteur·rices, des difficultés spécifiques, pas forcément connues ou prises en compte par l’autre groupe. Notre contribution sera donc consacrée aux différences d’approches et de pratiques entre professionnel·les du droit et juristes militant·es, qui peuvent être sources d’incompréhensions, de malentendus et parfois de ratés.