Être (dans) un corps est une évidence dont nous nous préoccupons rarement, sauf quand la douleur ou le plaisir nous le rendent plus palpable, plus sensible. Cette condition d’être au monde nous permet de percevoir à la fois ce qui nous entoure et nos propres sensations. Elle est ce par quoi nous découvrons et apprivoisons la réalité vécue de notre existence. On pourrait même dire qu’être n’est que cela et rien que cela. Point d’échappatoire à ce corps qui constitue notre espace de vie et se confond avec elle. Point d’alternative au caractère spatialement situé de notre être-au-monde et temporellement limité par sa finitude. Nous sommes « irrémédiablement ici, jamais ailleurs » écrit Michel Foucault dans Le Corps Utopique (1966). En réalité, c’est précisément parce que le corps est une « irrémédiable topie » – ce lieu auquel nous sommes assignés – qu’il est aussi la source et le siège des utopies, ces cités irréelles que le rêve hante pour recréer d’autres réalités, plus belles et plus accomplies que celles dont il cherche à s’affranchir. Depuis le rêve d’Icare jusqu’aux premiers pas sur la lune, aurions-nous eu besoin de d’inventer des machines volantes si notre corps avait des ailes ? Les géants, les fées et autres créatures de contes existeraient-ils si nous avions les moyens instantanés de grandir, de rapetisser ou de disparaître ? Serions-nous tissés de tous ces songes si nous pouvions modifier à volonté l’équipement dont nous sommes pourvus, c'est-à-dire notre corps ? Bien que ces rêves s’expriment de tous temps dans les conquêtes et les créations humaines, nous souhaiterions explorer dans ce chapitre la manière dont les utopies, nées du corps, trouvent à s’exprimer dans les consommations et les modes de vie contemporains.