Les discours idéologiques dominants tenus sur l’utopie conduisant à la trahir, une écoute particulière de ces œuvres où s’affirme sans répit l’exigence de l’émancipation doit être à cet égard développée pour rendre à nouveau audibles ces voix si singulières — voix divergentes du dissemblable, de l’inassimilable ou de l’inassignable ; une attention destinée non seulement à sauver leur réalité historique, mais aussi à prolonger leurs possibles afin de ranimer du même coup cette exigence fondatrice qui conduisit précisément à leur occultation à des fins partisanes. Confrontant cette nécessité à la thématique (benjaminienne) des vainqueurs et des vaincus, cette étude (dont une première version servit de préambule pour ma soutenance de thèse), sur la base de réflexions stratégiques classiques ou de pensées contemporaines de la résistance, met en relief la figure de la déroute comme cette limite au-delà de laquelle les vainqueurs, trop sûrs de leur fait, s’exposent pourtant au risque de la défaite. En conjugant la figure de la déroute ainsi considérée avec le discours et la posture utopiques, cette modalité du retournement intempestif devient ici l’amorce d’une esthétique de la résistance, pour un art farouchement disposé à l’éversion constante de ses propres limites, un art précisément ouvert à son débordement ou son déséquilibre : à sa déroute même, sans cesse outrepassée. Envisagée telle une résistance à l’œuvre centrée sur elle seule, l’utopie devient alors ce corps étranger qui, selon une esthétique du décentrement, du déplacement, de la bifurcation sensible ou de la sous-jacence, une esthétique de la fêlure, de la faille, de l’étoilement, de la divergence ou encore de la dissémination et jouant de la possibilité même de la déroute, maintient vivante la résistance des œuvres à toute assignation.