Le travail original présenté dans cette habilitation à diriger des recherches est une socio-histoire des critiques et des contestations dont les grandes entreprises technologiques (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ont été l’objet, en France et aux États-Unis. La recherche part d’un paradoxe : ces entreprises n’ont jamais été autant critiquées, elles sont pourtant plus puissantes que jamais. À travers une enquête qui couvre une trentaine d’années (1990-2023), je tente d’éclairer ce qui apparaît à première vue comme un échec de la critique. Je montre comment les contestations n’ont pas été tues mais neutralisées par les entreprises technologiques, qui sont parvenues à intégrer à leur développement nombre de discours et de pratiques qui semblaient les menacer. Le manuscrit entremêle ainsi deux histoires : celle de l’ascension des Big Tech et celle des critiques qui l’ont accompagnée. Il développe ce faisant une réflexion sur les liens qui unissent la critique aux transformations les plus récentes du capitalisme. L’approche adoptée se situe à l’intersection entre la sociologie de la critique, théorisée par Luc Boltanski, et l’économie politique néomarxiste, notamment l’analyse des systèmes-monde popularisée par Immanuel Wallerstein. De la première, je retiens la nécessité d’ancrer le propos descriptif et normatif des sciences sociales dans l’analyse des pratiques et des discours qui se déploient dans l’espace social. Dans le présent travail, cette analyse est menée sur deux pays (les États-Unis et la France) et trois décennies, en mobilisant de nombreuses sources : entretiens, observations, publications d’acteurs individuels, publications d’acteurs collectifs (associations, fondations, think tanks), productions journalistiques, travaux universitaires. Ces matériaux me permettent de retracer les trajectoires de personnalités influentes (John Perry Barlow, Edward Snowden, Aaron Swartz, Timnit Gebru) et de mettre en perspective les luttes menées par de nombreuses organisations (La Quadrature du Net, Framasoft, l’Electronic Frontier Foundation, l’AI Now Institute, la Silicon Valley Toxics Coalition, etc.). Les thématiques abordées sont nombreuses, depuis la régulation de la parole en ligne jusqu’à l’empreinte environnementale du numérique, en passant par la surveillance des comportements. Cette socio-histoire de la critique des Big Tech est articulée à une analyse des modèles économiques de ces entreprises et, plus globalement, à une réflexion sur les propriétés du capitalisme numérique. Le propos s’inspire ici du cadre théorique développé par les analyses du système-monde et se nourrit de plusieurs travaux d’économie politique du numérique. Le capitalisme numérique est décrit comme un système d’extension mondiale, qui organise de gigantesques flux de ressources naturelles et de travail au bénéfice principal de quelques acteurs économiques, géographiquement concentrés et profitant de positions monopolistiques : les Big Tech. La thèse défendue dans l’ouvrage est que la critique a joué un rôle essentiel dans l’ascension de ces entreprises au sommet de l’économie mondiale. Cette intrication entre critique des Big Tech et transformations du capitalisme s’explique par les caractéristiques de l’une comme de l’autre. L’enquête montre, d’une part, que de nombreux acteurs de la contestation sont demeurés imprégnés par les références culturelles, les cadres idéologiques et les répertoires d’action qui caractérisent la Silicon Valley. Le sujet de la critique des Big Tech est en outre demeuré relativement homogène d’un point de vue sociologique. Les contestations qui ont eu le plus d’écho ont été portées par des hommes, blancs, de milieux sociaux privilégiés, souvent informaticiens, ingénieurs ou juristes. L’intégration de la critique s’explique également par les caractéristiques du capitalisme numérique. En organisant le nouvel espace public en ligne, en élaborant des modèles économiques par-delà la forme classique de la marchandise et en reléguant les principaux coûts sociaux et environnementaux de leurs activités dans les périphéries du système-monde, les Big Tech se sont donnés les moyens d’incorporer des discours (sur la liberté d’expression, la vie privée, l’environnement) et des pratiques (le développement des communs numériques) qui semblaient leur être antagonistes. Faire ces constats n’implique aucunement que la critique est vaine ou que les luttes sociales menées depuis trente ans ont été illégitimes. Il s’agit plutôt d’une exhortation à pluraliser et à décentrer la critique, afin que celle-ci conserve une prise sur les ressorts matériels et idéologiques de la domination. Il s’agit d’une invitation à s’extraire de la manière dont les entreprises technologiques cadrent le débat public, que ce soit en matière d’intelligence artificielle ou de transition écologique, afin d’échapper au culte de l’innovation technologique et à la fascination pour la Silicon Valley.