"Le musical américain, fabrique du corps féminin ? L’exemple de A Chorus Line"
Résumé
Représenté pour la première fois à Broadway en 1975 et immense succès populaire pendant quinze ans, le musical A Chorus Line est l’un des meilleurs exemples du concept musical tel qu’il se développe à la fin des années 1960. Chorégraphiée et mise en scène par Michael Bennett, cette pièce se défait des conventions de la comédie musicale intégrée, tout en adoptant la forme du sous-genre populaire du backstage musical. Incursion dans les rouages de Broadway et du processus de sélection drastique des danseurs et danseuses, A Chorus Line est à la fois un hommage rendu à ces aspirants performers et un reflet acide de Broadway et sa « fabrique » des corps féminins. Opérer une distinction entre corps féminins et masculins semble aller à l’encontre du projet initial de la pièce puisqu’il s’agit de recruter un choeur (le chorus éponyme) dans lequel hommes et femmes se dissoudront de façon indistincte. Cependant, ce sont bien des disciplines particulières qui sont mises à l’oeuvre concernant les corps féminins dans A Chorus Line : seuls les corps féminins font l’expérience d’une inadaptation à la performance. Trop grande, trop petite ou trop plate : les différents numéros chantés sont l’occasion pour les personnages féminins de performer leur inadéquation et la discipline qui s’impose sur leurs corps, que ce soit à travers la pratique de la danse classique et sa rigoureuse harmonie (“Everything Was Beautiful At The Ballet”) ou la chirurgie esthétique qui leur permet d’obtenir des auditions (“Dance: Ten, Looks: Three”). La dimension méta-théâtrale de A Chorus Line s’avère ainsi particulièrement fertile pour repenser la fabrique des corps féminins et de la féminité à travers le concept butlérien de « performativité » qui s’applique d’autant mieux que la discipline nécessaire à la danse et au théâtre implique des actes répétitifs, que Butler décrit comme « constitutifs » du genre. En considérant le double projet de la pièce, qui s’articule entre déchaînement des individualités et méthode disciplinée du choeur, il s’agira de se demander dans quelle mesure A Chorus Line montre l’envers de cette discipline des corps féminins, tout en marquant l’avènement de tendances nouvelles au sein du genre, qui se ressentent particulièrement à travers ces mêmes corps féminins.