Dans l’une des dernières scènes de Fun Home, pièce de Jeanine Tesori (musique) et Lisa Kron (livret et paroles), Alison, l’héroïne adolescente, est en voiture avec son père, se préparant à aborder avec lui le non-dit de son homosexualité (à lui), pour mieux comprendre son homosexualité (à elle). Les câbles téléphoniques strient le ciel (« Telephone wire / run and run / Telephone wire » [Tesori and Kron, 68]), comme des invitations à rétablir une communication qui n’aura pourtant jamais véritablement lieu: Fun Home est une pièce centrée sur les non-dits familiaux et les blancs que ces transmissions manquées génèrent dans l’existence de Alison, alter ego scénique de Alison Bechdel, autrice du roman graphique dont est adapté le musical. Ces blancs se matérialisent par un langage foisonnant d’épanorthoses, d’ellipses et autres procédés correctifs ou marques d’hésitation qui traduisent la difficulté de l’héroïne-autrice à transmettre son histoire. Le voyage de Fun Home, de la page à la scène, du dessin à la voix, et plus précisément depuis la position marginale d’une autrice queer vers le public mainstream du théâtre musical de Broadway, est le produit d’une transmission qui, elle, a réussi : vainqueur du Tony Award du meilleur musical en 2015, la pièce est un succès critique et populaire, qui traduit les ambiguïtés de ce théâtre ménageant des espaces d’introspection et d’hésitations dans un paysage saturé de productions théâtrales toujours plus outrageusement spectaculaires – pour exemple, Fun Home sort à Broadway peu de temps avant Hamilton. La transmission de cette œuvre vers le public « familial » du musical participe-t-elle d’une universalisation qui dénature la spécificité des expériences queer ou permet-elle au contraire l’introduction de voix marginales sur la scène ? La musique et le chant seraient-elles les meilleures façons de transmettre, malgré les manques et les accrocs, la vérité et l’authenticité de l’expérience queer ?