László Krasznahorkai, « classique vivant » de la littérature hongroise et grand lecteur de Dostoïevski, discerne les Démons du romancier russe dans l’histoire hongroise contemporaine avec son roman La mélancolie de la résistance (1989), ou encore, racontant l’histoire de Nietzsche dans le film Cheval de Turin (2011), porte à l’écran le rêve cauchemardesque de Raskolnikov au début de Crime et châtiment. « La naissance d’un assassin », nouvelle de 2008 intégrée au livre Seiobo est descendue sur terre, s’arrête là où commence le chemin criminel de Raskolnikov. Un personnage sans nom (mais à qui on est tenté de donner tantôt celui de Raskolnikov, tantôt celui de Mychkine, à moins que ce ne soit l'anonyme "homme du sous-sol", tous avec leurs fantasmes et leurs dédoublements) est au seuil d'un crime auquel il est poussé par une force immatérielle mais qui devient paradoxalement plus que réelle après une rencontre étrange dans un immeuble à l’architecture monstrueuse ou dans les profondeurs de sa propre conscience. Cette force prend vie dans une copie de l’icône de la Trinité d’André Roublev, incarnation de la Beauté qui hante l’auteur hongrois dans le sillage du prince Mychkine de l’Idiot de Dostoïevski. On ne peut pas saisir cette Beauté, parfaite et terrible, dit László Krasznahorkai dans une interview récente sur France Culture mais, ajoute-t-il, « l’homme n’est plus jamais le même après l’avoir rencontrée ». Cette rencontre, à la fois permanente et impossible, hante László Krasznahorkai, le poussant à écrire, avec Dostoïevski parmi d’autres, pour entrainer le lecteur dans l’expérience d’une transfiguration toujours recommencée, jamais aboutie.