Depuis Godin aux lois Auroux la question de la participation à la décision interroge les rapports travail-capital et pouvoir de décision. Qu’en est-il de la participation aux décisions dans les associations culturelles ? Dans le spectacle vivant privé (SVP), caractérisé par la complexité (diversité des organisations présentes, interactions entre elles comme en leur sein, et tensions nées des rapports au travail, au pouvoir, à l’action collective, disparité des conditions de travail et de rémunération, de vocation et de structuration) les questions d’organisation collective gagneraient à être mieux documentées pour en identifier les leviers et les règles, tout en prenant en compte la liberté d’action, qui favorise la créativité, essentielle à la bonne santé de ce secteur et de ses acteurs. Nous examinerons ici dans quelle mesure la sociocratie pourrait-elle y contribuer ? Aussi appelée gouvernance dynamique, la sociocratie vise l’auto-organisation d’un système, et permet de sortir des rapports de domination-soumission, pour une meilleure répartition du pouvoir. Quatre règles la caractérisent: le cercle (où s’actualise l’équivalence entre les personnes, qui participent en équivalence aux décisions qui les concernent) ; la décision par consentement (où l’objection -argumentée- est une occasion d’améliorer la décision) ; l’élection sans candidat-e (où les votes sont publics et peuvent être changés) et le double lien (rôle qui assure la représentation des personnes d’un niveau organisationnel donné, à un niveau organisationnel « supérieur »). A l’appui de la littérature sur des terrains de recherche (Carbonnel, Lepage-Champion, Bertrand, 2017), d’éducation (Marshall, 2018), de management (Carbonnel, De Bony, Marshall, 2019), de l’action sociale (Grosjean, Carbonnel 2021) et de nos propres expériences personnelles dans les milieux associatifs de SVP et de transition citoyenne, nous interrogeons les tensions existantes dans la mise en oeuvre de la sociocratie : peut-elle contribuer à libérer par la mise en œuvre de règles ? Peut-elle instaurer de l’équivalence, en valorisant les différences ? Peut-elle rendre l’organisation efficiente, alors qu’elle apparaît chronophage en phase d’apprentissage ? Finalement, en rupture avec les modes traditionnels de gestion, à quelles conditions la sociocratie pourrait-elle donner en milieux culturels complexes plus de sens, de plaisir et d’efficience ? L’étude repose sur cinq terrains (associations de SVP et de transition citoyenne), appréhendés en étant membre actif de ces associations, ou en tant qu’accompagnants à l’implantation progressive de la sociocratie. La méthodologie qualitative mobilisée ici repose sur les regards croisés d’une chercheuse et d’un metteur en scène, qui mobilisent leurs expériences de formation et d’intervention en sociocratie. Ces regards croisés se nourrissent également d’une analyse thématique en cours, auprès d’intervenants du centre français de sociocratie : 7 entretiens d’une durée moyenne de 75 minutes, analysés à l’appui de méta-matrice et matrice ordonnée (Miles et Huberman, 1993). Nos résultats argumentent en faveur d’une prise de responsabilité accrue, d’une baisse du poids de la décision et des tensions interpersonnelles, ainsi qu’une augmentation de la motivation individuelle, de la confiance mutuelle et de l’efficience collective. Ces résultats encourageants ne doivent pas masquer plusieurs écueils que nous avons observé dans la redistribution du pouvoir que permet la sociocratie : l’illusion que tout le monde peut décider de tout tout le temps ; le risque de superposition du pouvoir d’agir des bénévoles et salariés ; la surcharge de travail à laquelle peut conduire le plaisir retiré de l’accès au pouvoir ; l’illusion de croire qu’il suffit de le vouloir pour que les changements de posture individuelle dans les rapports au pouvoir disparaissent. Par comparaison avec d’autres études conduites sur d’autres terrains, nos conclusions confirment une forte appétence des personnes pour la sociocratie, rejoignant le plaisir retrouvé d’exercer un pouvoir “avec” plutôt que “sur” les personnes. Par conséquent, il y a lieu de penser que nos résultats présentent une validité acceptable pour pouvoir être étendus à des structures comparables à celles étudiées ici. Nous invitons par ailleurs les acteurs de structures du champ culturel et artistique à expérimenter la sociocratie pour contribuer à compléter, infirmer ou renforcer l’état des connaissances sur le sujet. Gageons que la sociocratie puisse inspirer et contribuer par sa mise en oeuvre, au bien-être au travail des acteurs des entreprises du SVP, et des associations de la transition citoyenne.