Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale commença parmi les survivants juifs d’Europe un extraordinaire travail de création d’archives issues de la collecte de documents et de témoignages relatifs à la Catastrophe – le khurbn en yiddish. De nombreuses initiatives, aussi bien collectives qu’individuelles, virent le jour dans plusieurs pays européens – Pologne, Autriche, Allemagne, Pays-Bas, France, Hongrie, Suède, Italie... – et se prolongèrent bientôt en Israël et dans les principaux centres de la diaspora outre-Atlantique. En Pologne, ce mouvement fut particulièrement important dans le cadre des commissions historiques juives. Il se situait dans le prolongement de pratiques mémorielles et archivistiques au sein des communautés juives de l’Est, mais il s’agissait aussi d’un phénomène inédit par sa nature et son ampleur1. Conséquence directe de la destruction génocidaire, c’était à la fois un geste de préservation et de création : sauvetage de toutes les traces de la vie juive, lié à l’intention de préserver les archives d’un monde presque entièrement anéanti ; fondation d’archives de la Catastrophe, liée à l’intention d’en écrire l’histoire et d’en transmettre la mémoire. Les archives des communautés juives d’Europe s’enrichirent des fonds nouveaux des archives de la Catastrophe, qui allaient servir à documenter le récit d’une continuité – en faisant exister dans l’avenir la mémoire de la vie juive avant et pendant la Shoah – mais aussi celui d’une rupture, celle de la destruction génocidaire. Devenus eux-mêmes des « archives vivantes », des « hommes archives », les premiers archi- vistes de la Shoah se sentaient investis de la mission de préserver les traces des disparus et d’inscrire l’événement du génocide dans l’histoire et la mémoire de l’humanité. Quelques fonds demeurèrent longtemps entre des mains privées. De tailles et de natures extrêmement variables, ils accompagnèrent le parcours de leur collectionneur, partageant sa condition d’exilé post-catastrophique. Marqués du sceau de la précarité de la vie juive dans l’immédiat après-guerre, ils connurent des formes d’institutionnalisation tardives. Ces archives voyageuses s’émancipèrent parfois de leurs dépositaires et connurent des parcours complexes. Dans leur matérialité, les archives de la Catastrophe racontent ainsi à leur façon la recomposition diasporique qui s’opéra au lendemain de la Seconde Guerre, tandis que les Juifs survivants qui en étaient les instigateurs et les passeurs, souvent originaires de l’Est de l’Europe, quittaient le bloc soviétique pour les Amériques ou Israël. S’il est un parcours emblématique de ces destins des premiers archi- vistes de la Shoah et de leurs fonds d’archives, c’est bien celui de Joseph Wulf (1912-1974)2. Cet historien autodidacte d’origine polonaise participa aux premières entreprises de documentation et de collecte en Pologne dans l’immédiat après-guerre, puis essaya d’institutionnaliser des centres de recherches et de documentation en France et en RFA. En exil au pays où la « Solution finale » avait été conçue, il essaya de nouer l’histoire et la mémoire de la Catastrophe en rassemblant, publiant, commentant inlassablement les archives : celles du monde juif d’Europe de l’Est, dont la culture avait été anéantie, et celles du régime nazi, à partir desquelles il se fit historien et ethnologue de la « culture » du IIIe Reich.