L’une des caractéristiques notables des carnavals, et en particulier des carnavals traditionnels européens est la mise en œuvre par ses participants d’un ensemble de pratiques codifiées de nature dramatique (passant par la pantomime, la danse ou la récitation), structurées en une continuité narrative cohérente. Malgré les formes très diversifiées qu’ils prennent, nombre de jeux de carnavals répandus à travers l’Europe suivent une structure commune : un personnage « noir », d’aspect effrayant et animal, vient semer le désordre à l’intérieur de la communauté. Son attitude asociale se caractérise par une violence plus ou moins ritualisée, où transparait un motif sexuel (enlèvement symbolique et/ou « souillure » rituelle fertilisatrice). Un deuxième « acte » voit les représentants des valeurs civilisatrices (personnages « rouges » ou « blancs ») intercepter le fauteur de trouble et lui faire subir une ordalie rituelle. Après quoi, « rendu à son humanité », le personnage asocial « blanchi » rejoint les rangs de la communauté : retrouvant son équilibre, la société régénérée peut ainsi perdurer…jusqu’au carnaval suivant. Si ce schéma récurrent est susceptible d’intéresser l’anthropologie, la sociologie, la mythologie comparée voire la psychanalyse, il nous semble intéressant de lire ce canevas dramatique à la lumière des études théâtrales, en rapprochant ces pratiques encore vivaces du théâtre comique à caractère populaire émergeant à la fin du Moyen-âge et au début de la Renaissance. Si on a souvent proposé une origine carnavalesque aux thématiques de la farce ancienne, une approche comparée systématique entre les pratiques dramatiques des carnavals européens et les textes théâtraux de la farce de la Renaissance reste à faire. Nous nous proposons donc de voir comment les éléments des « dramathèmes » carnavalesques tournant autour de l’ordre et du désordre, se retrouvent dans les textes de théâtre comique anciens, et éclairent, par contrecoup, leur signification. À titre d’exemple nous étudierons des modèles de survivances des pratiques carnavalesques au sein de farces de la Renaissance. À travers trois textes conservés dans le Recueil du British Museum (c.1550), La Farce du Chaudronnier, Le Cuvier et La Farce de Mahuet, nous examinerons la présence dans le déroulé de ces farces d’éléments caractérisant de la geste de « personnages noirs » : intrusion dans la cellule sociale, scènes de mâchurage rituel, mise à mort et résurrection symbolique de l’incivilisé. On verra ainsi comment des scènes de dispute conjugale aux apparences de vaudeville simpliste recouvrent en réalité une réécriture urbanisée d’un rituel de carnaval. Toutes sortes d’éléments dont la signification dramaturgique parait à la lecture obscure et arbitraire retrouvent leur sens à la lumière des mythes carnavalesques.