On connaît le fameux dialogue du Bourgeois gentilhomme où monsieur Jourdain apprend avec ravissement de son maître de philosophie qu’il fait depuis toujours « de la prose sans le savoir ». Si l’on se remémore ce passage comme un portrait de la naïve fatuité d’un riche bourgeois inculte, on s’est peu arrêté sur le discours esthétique qu’il présente en sous-texte. En effet, le fait d’entendre un personnage de comédie parler en prose n’a rien d’une évidence pour un spectateur du Grand Siècle. Cette communication se propose de revenir sur une innovation de Molière rarement abordée : la légitimation d’un grand genre théâtral en prose. Nous verrons comment, dans un environnement théâtral français dominé depuis toujours par le vers, l’usage de la prose par le dramaturge, y compris dans ses « grandes comédies » en cinq actes, tient lieu de révolution esthétique. Nous reviendrons sur les raisons ayant guidé le choix de ce mode d’expression, tenant à la fois aux racines théâtrales de Molière et à ses conditions concrètes d’exercice, et nous verrons comment sa détermination à imposer un nouvel idiome théâtral, plus proche du langage quotidien, a bouleversé les conceptions admises de l’écriture scénique. Nous passerons ainsi en revue les contestations qui ont entouré l’adoption de cette forme particulière, et son essor lorsqu’elle sera reprise par les imitateurs et successeurs de Molière, offrant une nouvelle modalité d’expression dramatique qui perdure jusqu’à nos jours. Ainsi notre Monsieur Jourdain enchanté de s’exprimer en prose, bien loin d’être un « gag » isolé, peut être lu comme la trace d’un débat esthétique, et comme la revendication par son interprète d’une remise en question des codes des genres dramatiques, ouvrant la voie à une nouvelle et fertile forme d’écriture théâtrale.