Premier article consacré à ce récit d’Albert Cohen, publié dans la NRF en 1922 et jamais réédité depuis, et qui est de surcroît son premier texte de prose fictionnelle. Or, s’il est aisé rétrospectivement d’identifier un certain nombre de thèmes et de représentations qui vont peupler son œuvre romanesque, ce texte de jeunesse vaut surtout par ce qu’il fait apparaître d’irréductiblement singulier : les 76 séquences de ce récit en font une sorte de manifeste moderniste, à forte teneur expérimentale : prédominance du fragmentaire, paradigme cinématographique, prédilection pour les effets de collage, de brouillage et de dérèglement (narratif, syntaxique, lexical), sont autant de signes d’époque. « Ce récit est doublement marqué par son temps. Par le cadre : la vie nocturne des grandes capitales, l’engouement pour les cabarets de jazz, l’invasion des rythmes américains, les promiscuités interlopes et ambiguës de la bourgeoisie enrichie et du personnel diplomatique ; comme par l’écriture : la désarticulation du langage et du récit [...] à une époque où se côtoient le cubisme, l’expressionnisme, l’art abstrait et surtout le dadaïsme ». Le récit cherche à produire poétiquement la frénésie convulsive des années folles, entre une guerre qui s’achève et des révolutions qui viennent. Le dancing d’Après-minuit à Genève est aussi un creuset, un chronotope et un microcosme : dans cette capitale diplomatique qu’est la Genève de l’après-guerre, c’est le sort de l’Europe qui se réfracte à travers des personnages à l’identité fluctuante et réversible (diplomate millionnaire et philanthrope, bolchevik à l’âme d’aristocrate) mais aussi des prophéties de fin du monde (« l’Europe crève, cher Ivan ») qui donnent à la fête moderne des allures d’orgie décadente et d’apocalypse (plus ou moins) joyeuse. L’article explore cette vision ivre d’un monde chaotique, traversée de vaines fulgurations messianiques et de considérations mélancoliques sur la confusion des genres, des frontières et des valeurs.