L’Empire chinois, mythe personnel et politique : Segalen (René Leys) et Kafka (La Muraille de Chine) - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2000

L’Empire chinois, mythe personnel et politique : Segalen (René Leys) et Kafka (La Muraille de Chine)

Philippe Zard
Christian Morzewski
  • Fonction : Directeur scientifique
Qian Linsen
  • Fonction : Directeur scientifique

Résumé

comparaison inédite entre un roman de Victor Segalen (René Leys) et les fragments « chinois » de Franz Kafka (La Muraille de Chine). Le pari était de nouer le dialogue entre « la Chine intérieure » de Segalen et celle de Kafka, même si tout semblait opposer le premier (qui connaissait de l’intérieur la culture chinoise) au second (pour qui la Chine n’était que prétexte à fabulation). Dans les deux cas, me semblait-il, la rêverie impériale avait peu à voir avec la réalité empirique, et servait à dire « autre chose » sur les fondements de la vie collective et de l’identité individuelle. À l’origine de ces fables se trouve une « volonté de savoir » – dans un cas de pénétrer les secrets d’État de la Cité interdite prétendument détenus par René Leys, dans l’autre de démêler le vrai du faux dans les légendes circulant sur la construction de la muraille de Chine. « Culte du secret, intentions cachées, murs infranchissables, palais inviolables, menaces à mots couverts » sont autant d’obstacles dans une quête de vérité. Celle-ci néanmoins est constamment mêlée, chez Segalen, à la tentation du romanesque ; et l’historien-narrateur de Kafka n’a rien de ce chercheur désintéressé qu’il prétend être. Dès lors, les récits subissent des dérives imperceptibles, des réorientations inopinées – déplacement du centre de l’investigation chez Segalen, changements de points de vue et des angles d’approche chez Kafka – qui aboutissent à des textes aporétiques et, dans le cas de La Muraille de Chine, aussi fragmentaires que leur objet. De ces fluctuations narratives se dégage une même obsession des trous et des failles. L’affabulation du jeune René Leys – validée ironiquement par l’Histoire – « se fixe sur les périls qui guettent la paix de l’Empire, renvoie à une inquiétude fondamentale sur sa pérennité ». De même le narrateur de Kafka est hanté par les brèches de la Muraille, qui en font un rempart inefficace contre les invasions, « dérisoire et perméable ligne Maginot ». Au-delà de ces inquiétudes sécuritaires, le texte laisse affleurer des doutes plus corrosifs sur les « fondements mêmes de l’institution impériale ». Cette fixation sur les failles de l’Empire se prête à deux lectures. La première, d’ordre psychologique, suppose une « interprétation métaphorique de l’Empire chinois comme figuration d’un conflit intérieur ou d’un fantasme » – ce que suggèrent certains indices chez Kafka, à commencer par la mention des cris de « choucas » poussés par les barbares, et qu’avalise l’affabulation segalenienne gorgée de fantasmes érotiques (294). La seconde lecture, corrélée à la première, est politique. L’étude de trois motifs clés de l’imaginaire de la cité impériale chez Segalen – l’échiquier, la ruche, les souterrains – permet de saisir certains de ses constituants : l’obsession de l’ordre (du côté des utopistes de la Renaissance), l’angoisse du régicide (« si la ville est une ville échiquière, c’est parce qu’en ses murs se joue et se rejoue sans cesse le sacrifice du roi ») et la phobie du féminin (« La cité impériale qui ne porte pas son nom, sinon dans ses entrailles [...] est une Cité-Femme »). Le roman se fracasse au moment où bascule le sort de l’Empire, faute d’une foi qui le soutienne, scellant la solidarité entre les mécanismes politiques de la croyance impériale et ceux de la crédulité romanesque. C’est le « grand vide » qui finit par imposer sa présence : « Vacance du pouvoir, vacuité d’une Cité Impériale qui ne semble plus habitée que par des acteurs de second rang, vanité d’un “Palais de songes” ». Le « travail de sape » que les textes de Kafka font subir au mythe impérial n’est pas moins radical : soupçon sur les fondements théologiques du double corps de l’Empereur, dont on se prend à penser qu’il n’est peut-être que le produit artificiel de l’éloignement géographique (« l’aura d’éternité n’est peut-être qu’un effet de l’inconcevable lenteur des transmissions »), gouvernement des morts, mais aussi (et l’on songe à ce qui était dit des « cités ouvrières » dans notre analyse du texte sur Babel) autonomie presque sacrilège des villes éloignées du centre – autrement dit une forme d’athéisme pratique combinée à une théocratie théorique. Cependant, ces textes de 1917 font aussi comprendre, avec une acuité stupéfiante, des mécanismes de domination et des « techniques d’enrégimentement de masse » qui, sans s’y réduire, anticipent sur l’analyse du système totalitaire. Certes, l’évocation est souvent ambivalente, laisse transpirer une certaine fascination pour ce « dépassement possible du principe d’individuation » dans un « projet collectif » ; il reste que « le texte donne moins à voir l’émergence d’une communauté qu’un déracinement généralisé » et une « stratégie d’asservissement » : « Fascination d’un peuple pour son unité projetée dans la Direction ou l’Empire, manœuvres d’un pouvoir pour parvenir à la domination totale : ce n’est là qu’une interprétation parmi d’autres d’un texte qu’on doit se garder de figer dans une leçon trop simple. Mais elle fait partie des suggestions les plus fortes, sans doute, de ce texte écrit en 1917, et – comme dit le chroniqueur lui-même, dans une formule déjà citée – “on peut peut-être aujourd’hui en parler sans danger” »…

Mots clés

Domaines

Littératures

Dates et versions

hal-04365016 , version 1 (27-12-2023)

Identifiants

Citer

Philippe Zard, Christian Morzewski, Qian Linsen. L’Empire chinois, mythe personnel et politique : Segalen (René Leys) et Kafka (La Muraille de Chine). Les Écrivains français du XXe siècle et la Chine, Artois Presses Université, pp.109-131, 2000, Lettres et civilisations étrangères, 9782910663575. ⟨10.4000/books.apu.9763⟩. ⟨hal-04365016⟩
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