Etude comparée des Carnets de Rilke et de La Nausée de Sartre sur les enjeux du journal fictif. À partir de la présence-absence du destinataire, ces œuvres permettaient de jauger l’articulation entre la forme-journal, la psychologie du diariste et la « métaphysique du romancier » (Sartre). Après avoir exploré les motivations qui ont présidé au choix de la forme-journal – qui, si elle expose au risque de sombrer dans les mirages de l’intériorité, échappe aux artifices de l’expérience recomposée –, j’envisage le journal comme scène critique de l’exposition du moi, « conjuration et symptôme d’une difficulté de vivre ». Cet « autoportrait du diariste en solitaire » fait apparaître des personnages en rupture de ban : « Lointain héritier des personnages décadents de la littérature fin-de-siècle, Malte est le dernier rejeton – naturellement stérile et condamné sans doute à une mort imminente – d’une lignée aristocratique danoise, échoué à Paris », ayant rompu ses dernières attaches avec la communauté humaine. Le personnage de Roquentin se flatte également de vivre « seul, entièrement seul » et a pu faire dire à Nizan que La Nausée était le « roman de la solitude absolue ». Une solitude qu’il s’agit dans les deux cas non seulement de subir, mais d’approfondir : « Le journal sanctionne cette impossibilité sociale et morale de s’adresser à autrui : le diariste est un emmuré vif ». Plutôt qu’affirmation orgueilleuse et égotiste, cette solitude du scripteur devient dans ces œuvres le site d’observation angoissé de la « décomposition du moi », livré à ses obsessions, hantises, fantasmes et fantômes. « Il y a, dans Les Carnets et La Nausée, une heuristique de la solitude et de l’angoisse », qui éloigne les deux personnages du « monde expliqué », pour le faire aborder aux rivages de l’indicible et de la mort. Au confluent des deux courants du journal intime – sa propension à accueillir « le tout-venant de l’existence », au risque de l’insignifiance, et sa disposition à recueillir une expérience spirituelle décisive –, les récits de Rilke et de Sartre « sont d’une part la plongée dans une quotidienneté prosaïque, au contact d’un réel sordide et opaque » et d’autre part la relation « d’une conversion ». Laquelle fait ressurgir implicitement la forme d’une « adresse », restitue à l’écrit sa fonction phatique et sa force illocutoire, dont les expressions idiomatiques exigent un examen différencié. Se repère ainsi chez Sartre une certaine duplicité énonciative que, selon les partis pris de lecture, on attribuera au personnage ou à son créateur, qui consiste à refuser de jouer jusqu’au bout la convention du journal intime et à « réintroduire en fraude la littérature ». J’en viens pour finir à comparer les modalités d’achèvement artistique vers lesquelles tendent les deux œuvres. Le choix de la forme-journal et le statut problématique du destinataire mettent au jour quelques paradoxes esthétiques inhérents à ces romans-journaux. Le premier est que « le journal est un écrit qui, jusque dans ses accomplissements littéraires, ne s’assume pas comme texte, mais en appelle constamment à un au-delà de lui-même » ; le second, que « cet écrit inachevé d’un diariste qui échoue dans l’écriture est donné à lire comme œuvre littéraire – et chef-d’œuvre achevé ! – du romancier. [...] C’est [...] dans cet espace interstitiel, dans ce dénivelé infinitésimal entre le manuscrit fictif du diariste et l’œuvre publiée du romancier que se décide l’essence de la création : celle-ci ne réside nullement dans la qualité du texte – puisque rien ne distingue, stricto sensu, le texte du scripteur fictif de celui de l’auteur réel – mais dans sa destination : la marge infime et vertigineuse à la fois qui sépare le texte du scripteur de l’œuvre de l’auteur ne réside-t-elle pas précisément dans le don de l’œuvre à un lecteur ? » Dès lors que, de l’aveu même de Sartre, « La Nausée est l’aboutissement littéraire de la théorie de l’homme seul », dressé de toutes ses forces contre le « bourgeois », son roman ne peut engendrer qu’une forme d’adresse indirecte et contrainte : « la fiction du journal permet à l’auteur, même si c’est une rouerie supplémentaire, de réaliser ce tour de force de faire don d’une œuvre à un public qu’il répudie, celui des “salauds”, en feignant de ne pas s’adresser directement à lui [...]. Le roman-journal repose chez Sartre sur une structure de déni : déni du destinataire, déni d’autrui, mais sous la forme d’une œuvre sinon offerte, du moins abandonnée ». Cette structure énonciative du déni est mise en miroir d’une « structure de désir » dans Les Carnets : esquisses de dialogue avec les morts, méditation sur l’amour qui débouche sur une confidence à l’absente, quête d’un rapport à l’autre qui échappe à la double tentation de la prédation et de l’aliénation, qui traverse son objet sans le posséder : « L’écriture du journal, entièrement repliée sur son mystère et son unité, semble donc le modèle d’un art sans concession, qui n’accepte de se donner qu’à condition de ne rien céder de son intégrité ». Un art qui aborde aux confins de la mystique dans des apostrophes suspendues au Dieu absent : « Le prolongement des Carnets est dans la poésie (qui n’est peut-être que l’autre nom de l’adresse à Dieu) ; le dépassement des apories de Roquentin conduira Sartre à la littérature engagée (qui n’est jamais que l’autre nom de l’adresse aux hommes). Du refus de la littérature à son assomption, [...] les romans-journaux de Sartre et de Rilke n’ont cessé d’esquisser les contours d’un lecteur introuvable pour une littérature toujours au-delà ou en deçà d’elle-même ».