La mobilité internationale d’une partie de la jeunesse africaine est souvent associée à l’idée de rêve de « l’Eldorado européen ». Cette vision est si bien ancrée qu’elle ne fait plus débat, et ce même dans de nombreux travaux en sciences sociales. Les récits médiatiques, sur les embarcations de fortune bondées s’échouant sur les côtes européennes ou les drames en mer Méditerranée, alimentent cette idée. Elle devient alors centrale dans les discours sociopolitiques en Europe, mais aussi dans une certaine mesure en Afrique à travers les plaidoyers des ONG et des organismes internationaux. Ces récits se focalisent, bien souvent, sur la jeunesse africaine en mobilité et alimentent la construction d’un imaginaire stigmatisant d’une Afrique que l’on fuit. Le continent est alors décrit par ses carences réelles ou supposées (éducation en faillite, chômage, corruption, justice sociale, violences, conflits, manque de démocratie, de liberté, rémunérations faibles, insécurité alimentaire et sociale, etc.), ses crises structurelles, en somme par une identité négative. Et ce sont alors les corps des jeunes Africains et Africaines qui deviennent l’incarnation médiatique et sociopolitique de cette identité négative. Loin de décrire une réalité, la notion de « recherche de l’Eldorado » contribue alors à la construire et à l’assigner à la jeunesse africaine. Elle dessine de manière normative et distingue en creux les endroits que l’on fuit et les territoires dont on rêve, les personnes qui fuient (les migrants) et celles qui voyagent. Et enfin, elle alimente l’imaginaire géopolitique d’un Nord moderne et désirable et d’un Sud sous-développé et indésirable. Les rêves de cette jeunesse se trouvent ainsi réduits à une dimension purement matérielle et utilitariste. Cela fait de ces jeunes des objets de leurs rêves d’Europe en invisibilisant au passage les enjeux symboliques et sociopolitiques de ces rêves qui participent à les construire en tant que sujet à part entière de leur mobilité. Nous proposons de décentrer le regard de cette antienne de l’Eldorado et de prendre au sérieux les rêves de l’ailleurs de ces jeunes en tant qu’une dimension de leur propre expression intellectuelle. En faisant du rêve (diurne) un fait social pouvant être analysé avec des outils théoriques situés dans le champ de la sociologie des possibles et des futurs désirables, nous avons déplié les dimensions objectives et subjectives des rêves de cette jeunesse en mouvement et les avons analysés comme des utopies réelles porteuses d’espérances décoloniales. En entrant dans la machinerie de ces rêves et en croisant trois dimensions - temporelle, de faisabilité et de distance de soi vis-à-vis des actions engagées dans ces rêves - nous mettons en évidence trois strates qui les composent : la strate idyllique, la strate probable et la strate de courte portée. Leur combinaison chez un même individu de façon différenciée, changeante - en apparence contradictoire - permet en fait de maintenir un mouvement malgré les aléas et épreuves rencontrées sur les différents segments de la route vers l'Europe. Cet agencement complexe participe ainsi à maintenir la mobilité conçue comme une utopie en actes, qui se décline à travers la revendication d’une africanité décolonisée jusque dans les esprits et les corps des jeunes et d’une demande de reconnaissance, individuelle et collective, de la participation africaine volontaire ou contrainte à l’histoire mondiale et au développement des pays du « Nord ». Ces récits de rêves des jeunes en mobilité révèlent une construction de soi et un positionnement dans l’espace social, voire socioracial, transnational. Ils sont une tentative d’affirmation de la dignité humaine et une volonté de la faire reconnaitre contre les frontières qui empêchent la liberté de circulation. Cela nous invite à interroger la hiérarchie des normes appliquées aux « migrations de la jeunesse africaine » et à les lire autrement, y compris dans nos disciplines, et en premier lieu à partir du regard de ces jeunes.