Dans son livre Almanach d’un comté des sables, l’un des fondateurs de l’écologie de la conservation Aldo Léopold appelle à élargir la communauté aux milieux vivants. Les vergers, issus d’activités agricoles, peuvent paraître loin des préoccupations conservationnistes. Il s’agit pourtant ici d’expérimenter cet élargissement de l’éthique en pleine nature ordinaire – pour reprendre l’expression du philosophe contemporain Rémi Beau –, celle d’un petit verger au sud de Paris. Je comprends la nature ordinaire comme l’espace paradoxal d’une proche distance, peuplée de ce que l’anthropologue de la globalisation Anna Tsing appelle les féraux – ces plantes et animaux qui ne sont pas domestiqués mais qui vivent à proximité des installations humaines –, et de ce que sa collègue Donna Haraway appelle les espèces compagnes. Haraway évoque ces dernières par une énumération dans le Manifeste qu’elle leur consacre en 2003 : « ...le riz, les abeilles, les tulipes, la flore intestinale et tout autre être organique auquel l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement ». Elle ajoute : « Je pense que toute forme de relation éthique – que celle-ci opère à l’intérieur ou entre les espèces – est tissée du même fil robuste de vigilance constante à l’égard de l’altérité-en-relation. Nous ne sommes pas autonomes, et notre existence dépend de notre capacité à vivre ensemble. L’obligation consiste à toujours se demander qui est présent et ce qui émerge de la relation. » Sur le terrain partiellement en friche où je questionne l’écriture du verger au 21ème siècle dans le cadre d’une thèse à l’EHESS, la relation se joue avec des cultivars – des variétés de fruitiers greffés comme des pommiers St. Michel ou des poiriers Duchesse d’Angoulême –, mais aussi avec leurs cousins sauvages de la famille des Rosaceae – les aubépines, les prunelliers, les églantiers –, sans oublier les fructivores féraux, comme les renards. Il s’agit d’un verger associatif, implanté depuis 2015 sur une parcelle d’un hectare, confiée par l’Agence des Espaces Verts à l’association Au36. C’est à la confluence de pratiques d’écriture et de jardinage au verger que sont nés les gestes agropoétiques d’un projet de paysage, Faire avec la Friche, que j’ai formulé et partiellement réalisé avec d’autres. Ces gestes se déploient sur les terrains du site et de la page, mais structurent aussi un corpus qui se compose d’écrits littéraires et techniques du verger et constitue la dimension documentaire de mes recherches. Il s'agit ici de revenir sur la dimension performative, et plus particulièrement sur le rôle qu’elle a joué dans l’émergence du geste agropoétique de cueillir.