"La fugitive du camp des vainqueurs". Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire (1741) - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue Roman 20-50 Année : 2014

"La fugitive du camp des vainqueurs". Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire (1741)

Philippe Zard

Résumé

Prendre en compte le contenu obvie de la pièce, signaler les points de complexité dans le dispositif dramatique, et montrer en quoi l’œuvre peut encore avoir quelque chose à nous dire, un contenu de vérité que sa portée polémique ne doit pas être prétexte à masquer : tels étaient les objectifs de cette lecture de l'œuvre controversée de Voltaire. Il importait d’abord de situer l’œuvre dans un grand contexte – celui des représentations de l’Islam au 18e s., voire dans l’histoire longue de la polémique antimusulmane en Europe. Voltaire puise à l’envi dans un répertoire de stéréotypes, qui fait de Mahomet à la fois un gueux et un belliqueux, un imposteur et un luxurieux, et n’hésite pas à surenchérir, accentuant les turpitudes du faux prophète, fourbisseur de parricide et instigateur d’inceste. Il est notoire, par ailleurs que cet Islam des origines, si lourdement chargé de crimes, n’était aucunement la cible prioritaire du dramaturge : la technique voltairienne du ricochet est immédiatement déchiffrable dans Le Fanatisme ; dans ses pointes contre le « Pontife », contre l’alliance redoutable des deux glaives, c’est à peine si l’anticléricalisme de Voltaire avance masqué. Dès lors, le questionnement se trouve relancé : si Mahomet est un prête-nom, pourquoi, pour reprendre les mots mêmes de l’auteur, l’avoir fait « un peu plus méchant qu’il n’était » – à vrai dire, un sommet de turpitude ? Là intervient un point d’interprétation esthétique et politique. Il importe de se souvenir que, pour le spectateur, Mahomet est avant tout un méchant qui a réussi : la tragédie s’achève sur son sacre politique ; le faux prophète a conquis La Mecque, première étape d’une ambition grandiose, en voie de réalisation, celle d’un Empire arabe (« le temps de l’Arabie à la fin est venu »). Tout spectateur sait que Mahomet, contrairement à ses craintes, ne sera pas « reconnu », c’est-à-dire démasqué (« mon empire est détruit si l’homme est reconnu »). Raconter l’histoire du Prophète, c’est risquer d’illustrer la prospérité du vice, paver la voie « aux Ravaillac et aux Jacques Clément ». La raison du portrait satanique de Mahomet tient sans doute à ce qu’il fallait interdire la possibilité d’une lecture exclusivement machiavélienne de la pièce : pour éviter que Le Fanatisme ne devînt l’apologie cynique du crime, il fallait allumer des « contre-feux » pathétiques, susciter une horreur du vainqueur proportionnelle à sa victoire – ce dont Voltaire s’acquitte avec plus ou moins de réussite. Cela étant, étudier une œuvre ne consiste pas seulement à l’expliquer, non plus qu’à s’en faire l’avocat, mais impose aussi de se demander ce qu’elle a encore à nous apprendre. La pièce de Voltaire ne se réduit pas aux contraintes spécifiques de son contexte ; elle enveloppe une intelligence du fanatisme qui a gardé sa pertinence. Plutôt que d’enfermer le fanatisme dans une définition conceptuelle, elle le déploie dramatiquement comme un dispositif gradué qui va de l’aveuglement immature de l’un (Séide) à l’ardente ambition de l’autre (Mahomet, lequel est moins un fanatique qu’un fanatiseur) en passant par les plus subtils arbitrages entre foi religieuse et calcul politique (Omar). On trouve dans Le Fanatisme une « politique des passions » dans laquelle l’exaltation religieuse compose avec l’émotion amoureuse (Séide/Palmire) et l’expérience de la pitié (Séide/Zopire). Mieux : en faisant de Mahomet son héros, Voltaire donne à saisir la parenté troublante entre le fanatisme et l’héroïsme, entre l’inhumain et le surhumain, le crime et le sublime – accointance qu’atteste le précédent abrahamique, revendiqué par Mahomet devant Séide, ce qui permet à l’auteur d’embarquer et de compromettre les trois monothéismes dans un même opprobre, tout en éclairant les ressorts d’une fascination (le fanatisme serait-il dangereux s’il n’était qu’immoral ?).

Domaines

Littératures
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-04261599 , version 1 (27-10-2023)

Identifiants

  • HAL Id : hal-04261599 , version 1

Citer

Philippe Zard. "La fugitive du camp des vainqueurs". Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire (1741). Roman 20-50, 2014, Actes, 1, pp.231-242. ⟨hal-04261599⟩
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