Sacrifier les sacrifices ? Trois contre-lectures de la “ligature d’Isaac” : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue Silène Année : 2014

Sacrifier les sacrifices ? Trois contre-lectures de la “ligature d’Isaac” : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin

Philippe Zard

Résumé

Le préambule relève les équivoques attachées à la qualité d’épisode « fondateur ». Au fil de cette étude comparatiste, je m’emploie à montrer comment, à la lumière de questionnements politiques contemporains et à la faveur d’un affranchissement à l’égard de toute « obligation de révérence », trois auteurs ont affronté la violence de ce texte biblique, tantôt pour en faire ressortir l’humanité, tantôt au contraire pour en conjurer les périls éthiques, tantôt enfin pour en manifester l’ambiguïté. Thomas Mann défend, via le personnage du jeune Joseph, une interprétation « libérale » du texte tout en laissant deviner son caractère un peu forcé – Joseph a raison mais Jacob n’a pas tort : « Jacob sent bien qu’il y a dans l’interprétation de Joseph plus de séduction sophistique que de preuve formelle : le jeune garçon cherche à rassurer son père, et ses paroles ne contiennent qu’une “moitié de la vérité”. Le patriarche soupçonne que quelque chose s’est bel et bien cassé dans la relation au sacré. Le lien avec l’origine s’est distendu ; cette distance est vécue comme une déhiscence, comme la fin d’une époque, réelle ou rêvée, où la divinité s’adressait “clairement” à l’homme. [...] Le processus d’humanisation de Dieu passe aussi par un sentiment de déchéance spirituelle, où perce une appréhension toute spenglerienne du passage de la “culture” à la “civilisation” ». Le pacifisme de Leonard Cohen dresse un parallèle entre le « sacrifice » d’Isaac et celui des enfants morts dans les guerres, pour aussitôt invalider la comparaison – en réintroduisant inopinément la question du sublime – ; Levin réinterprète le comportement d’Abraham à la lumière de l’interrogation politique sur l’obéissance inconditionnelle à l’autorité. Là où la lecture humaniste de l’épisode biblique aime à voir la confirmation de la moralité de Dieu, le dramaturge israélien s’effraie de la célébration du fanatisme. Parallèlement, Thomas Mann fait ressortir ce qui semble à ses yeux le débat majeur : indépendamment même de savoir si l’injonction de sacrifier son enfant peut être divine (question posée par Kant dans une note du Conflit des facultés, aurais-je dû ajouter dans l’article), l’enjeu est celui qui départage une lecture théocentrique et une lecture anthropocentrique du mythe : « Pour Jacob il reste pensable que Dieu réclame le sacrifice du fils, même s’il est devenu humainement impossible au père de l’accomplir ; pour Joseph, c’est la liberté absolue de Dieu qui est en cause, puisqu’il est devenu impensable qu’Il puisse exiger l’inhumain. Du coup, c’est en quelque sorte Dieu qui se retrouve ligoté par l’enfant, pris en otage par sa parole [...]. La véritable “ligature”, à la fin de l’épisode, est celle qui assujettit l’autorité de Dieu non à la toute-puissance mais à son autolimitation éthique, et celle qui noue de la manière la plus étroite volonté divine et dignité humaine. » L’analyse se poursuit sur une dernière dimension, plus proprement psychologique, celle-là même que l’exégèse religieuse passe souvent par pertes et profits. Le propre de ces textes est de faire entendre, parfois littéralement, la « voix du fils » – avènement pour Thomas Mann d’une relation de filiation nouvelle qui « désarme » définitivement les pères, mais aussi complications névrotiques de la relation générationnelle sous l’effet des traumatismes de l’Histoire qui donne au psychodrame familial d’Hanokh Levin son caractère tout uniment tragique et désopilant : « Cette scène d’hystérie où le fils et le père rivalisent d’injures – et où Abraham ne craint pas de dire à Isaac : “tu vas enterrer ton père unique [...] !” – est l’exact pendant du corps à corps tendre du père et du fils dans Joseph et ses frères : alors que Jacob et Joseph expérimentaient les charmes d’une relation élective, Abraham et Isaac éprouvent ici jusque dans leur chair l’ambivalence des sentiments suscités par une excessive promiscuité et par l’enchaînement désastreux des traumatismes historiques. [...] »

Domaines

Littératures
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-04261258 , version 1 (26-10-2023)

Identifiants

  • HAL Id : hal-04261258 , version 1

Citer

Philippe Zard. Sacrifier les sacrifices ? Trois contre-lectures de la “ligature d’Isaac” : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin. Silène, 2014, http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=177. ⟨hal-04261258⟩
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