S’inscrivant dans une histoire culturelle transatlantique consacrée aux musiciens klezmer, cette communication propose d’analyser le territoire newyorkais comme espace d’expériences sociales, politiques et culturelles à l’échelle du siècle. Une approche prosopographique, fondée sur l’analyse de trajectoires individuelles et de groupes constitués (communautés culturelles ou religieuses, ensembles musicaux, syndicats), permet d’interroger la pertinence d’une catégorie générique, donc réductrice – les musiques populaires – pour s’attacher aux modalités d’intégration aux sociabilités et aux institutions newyorkaises de musiciens exilés venus, pour les premières générations, d’Europe centrale et orientale dans le dernier quart du XIXe siècle. Cette approche permet également de mettre en lumière les modalités d’ascension sociale, de changement de statuts professionnels, d’appréhender la question de la réputation à travers les cas de succès critiques et populaires, de « starification » comme les cas de « déchéance », de « ringardisation » donc de marginalisation, via l’intégration progressive et différentielle de ces musiciens dans l’économie de la culture de divertissement comme de la culture académique nord-américaine. Écrire cette histoire, c’est appréhender la variété des expériences individuelles ainsi que la pluralité des pratiques musiciennes, à l’échelle d’une génération comme sur le temps médian du siècle. On peut emprunter à l’historienne Pamela O. Long la notion de « trading zone » pour analyser ces dynamiques socioculturelles permettant à des musiciens autodidactes, ou formés dans le cadre de la famille traditionnelle, de fréquenter dans les institutions newyorkaises compositeurs et interprètes juifs ou non-juifs issus des conservatoires et académies de musiques européennes et nord-américaines. Le processus d’intégration de ces musiciens aux organisations professionnelles américaines, dans le cadre d’une économie du divertissement en plein essor (spectacle vivant, industrie discographique, radiophonie et cinéma), loin de se limiter à de simples phénomènes d’acculturation ou d’américanisation, redéfinit, de surcroit, leur rapport dialectique à une Europe perdue, oubliée puis remémorée. De fait, s’attacher à l’histoire de ces générations de musiciens newyorkais, issus des dynasties de klezmorim, conduit à terme à interroger la circonscription même de la notion de « cultures juives », en analysant concrètement les processus de transferts, de contre-transferts, d'abandon, d'oublis et de remémoration des systèmes de valeurs, des pratiques et des imaginaires traditionnels, en contact avec d'autres systèmes de références culturelles. À ce titre, le revivalisme klezmer des années 1970-1980, né au sein d’une jeune génération marquée par la Beat generation, fréquentant le CBGB, écoutant du punk et pratiquant du free jazz, n'ayant pas de connaissance directe du génocide des Juifs d'Europe mais en prenant progressivement conscience au point d'en faire un marqueur identitaire, constitue un retour de mémoire en même temps qu’un cas significatif « d’invention de la tradition ».