Le monde et l’Ouvert. Heidegger, Rilke et le regard de la creature
Résumé
À partir du milieu des années 1930, Heidegger définit l’orientation de sa
pensée, de manière de plus en plus affirmée, en prenant pour point de repère
la parole poétique. Si Hölderlin constitue certainement la référence de
prédilection et reste l’interlocuteur le plus sollicité – pour autant qu’il permet
la saisie de « l’essence de la poésie », s’avérant ainsi « le poète du
poète » (Heidegger 1996, 34/43) – le philosophe de Fribourg engage également
un « dialogue pensant » (Heidegger 1996, 7/7) avec Pindare, Rilke, Trakl, ou Stefan George. Mon propos sera de faire apparaître l’irréductibilité de Rilke à la trame
interprétative dans laquelle Heidegger l’insère. À cet effet, je mobiliserai
quelques interprétations (philosophiques) concurrentes de la Huitième élégie
de Duino,3 afin de montrer que cette oeuvre reçoit son sens plein seulement
une fois intégrée dans une optique théorique différente de celle que Heidegger
propose. Plus précisément, je tenterai de montrer que la thématisation
rilkéenne de la « créature » peut être lue comme une tentative de dévoiler la
dimension « vitale » de l’existence, une dimension qui demeure absente
dans la perspective onto-historiale de Heidegger et que l’« Ouvert » rilkéen
permet d’opérer un élargissement du champ d’appartenance de l’existence
par-delà sa limitation heideggérienne à une configuration historiale. Plus
généralement, l’expérience poétique de Rilke fournira les assises pour penser
l’appartenance première de l’existence au monde, appartenance qui ne doit
pas être déterminée comme inscription dans un champ historial de sens, mais
plutôt comme participation à l’éclosion physique sous-jacente à toute époqualité.
Corrélativement, cela conduit à rejeter l’équivalence implicite établie
par Heidegger entre l’espace de la manifestation et une économie historiale.