Dans la littérature, le soi corporel est largement compris comme le résultat de l’intégration de signaux multisensoriels, notamment visuel, tactile et proprioceptif (Kalckert & Ehrsson, 2014). Il se mesure classiquement par des questionnaires interrogeant les sentiments d’appropriation (e.g., c’est une partie de mon corps) et le sentiment d’agentivité (e.g., c’est ma volonté qui fait bouger mon corps). Dans notre travail, nous proposons une interprétation alternative et énactive (Varela et al., 1991) à la compréhension de la conscience du soi corporel. À l’instar de Gapenne (2014), nous proposons que la constitution d’un soi corporel, comme distinct de l’environnement, est le résultat du couplage des systèmes moteurs au système proprioceptif. Toutefois, nous proposons que les signaux tactiles participent aussi de cette constitution du soi corporel. D’une part, parce que les systèmes kinesthésiques et tactiles sont structurellement connectés (Aimonetti et al., 2012) et d’autre part, parce que le système tactile est le seul sens à être bipolaire, c'est-à-dire ayant une fonction extéroceptive et kinesthésique (Massin, 2003). Ainsi, lorsque l’on se touche, d’une part les variations des signaux tactiles sont concomitantes à celles des signaux kinesthésiques et, d’autre part, il y a une déformation isomorphe des récepteurs tactiles en deux points distinct du corps. Nous faisons l’hypothèse que de cette concomitance et de cet isomorphisme émerge la capacité du sujet à se constituer notre conscience du soi corporel, distincte de son environnement. La conscience du soi corporel est souvent manipulée à travers l’illusion de la main en caoutchouc (Botvinick & Cohen, 1998). Pour ce faire, la main réelle du participant est cachée de son regard pendant qu’une fausse main est placée devant lui. Si la main réelle et la fausse main sont caressées en même temps, le participant à l’impression que la fausse main devient la sienne ; ce qui n’est pas le cas si les caresses sont asynchrones. Pour investiguer notre hypothèse, nous avons développé une version modifiée de cette illusion. Dans celle-ci, ce n’est plus l’expérimentateur qui caresse la fausse main mais le sujet. Ainsi constituée, cette procédure donne l’impression au sujet que lorsqu’il caresse la fausse main, il se caresse lui-même (i.e., il ressent un sentiment d’appropriation vis-à-vis de la fausse main). Mais le résultat le plus intéressant est celui que nous avons obtenu lorsque nous mesurons le sentiment d’agentivité du participant vis-à-vis de la fausse main. Alors que la fausse main est immobile, posée sur la table, le participant éprouve un sentiment d’agentivité vis-à-vis d’elle, de telle sorte que si nous lui posons la question, le sujet dit que, s’il l’avait désiré, il aurait pu faire bouger cette fausse main. Nous avons qualifié ce phénomène d’effet Frankenstein (VanBorren et al., 2021). De nombreuses études devront être menées pour approfondir notre compréhension de cet effet. Si jusqu’ici le sentiment d’agentivité a toujours été mesuré explicitement par questionnaire, nous discuterons à la fin de la présentation d’une possible mesure implicite du sentiment d’agentivité avec le paradigme de la liaison intentionnelle (Haggard et al., 2002).