Les expérimentations et les recherches autour des pratiques philosophiques dès l’école primaire - qui se développent partout dans le monde depuis plus de cinquante ans - s’inscrivent dans cette préoccupation politique de démocratiser l’apprentissage de la pensée critique, de réhabiliter les valeurs et la culture humaniste. L’enseignement de la philosophie en France reste cantonné à l’année de Terminale dans les lycées d’enseignement généraux et techniques - mais pas dans les lycées professionnels qui n’y ont toujours pas droit, excluant de fait une grande partie des enfants des classes populaires. Or les pratiques expérimentales dès l’école maternelle se développent depuis les années 1970 – sous l’impulsion notamment de l’injonction de Jacques Derrida et du G.R.E.P.H. à « Philosopher hors les murs ». Bouleversant radicalement les représentations traditionnelles de l’enseignement de la philosophie, ces pratiques à l’école primaire, au collège et dans les lycées professionnels se développent selon des dispositifs très divers et répondent à des enjeux pluriels mais complémentaires : - Un premier enjeu éthique de reconnaissance car elles permettent de reconnaître derrière l’élève (même le plus en difficulté ou en situation de handicap) un sujet digne d’écoute, de respect, de parole et de pensée ; - un second enjeu d’ordre politique car ces pratiques - principalement fondées sur les principes de la discussion démocratique, coopérative et de l’intelligence collective - sont l’occasion de s’exercer à la délibération collective, à l’écoute critique des désaccords et à la pensée complexe ; - enfin, un enjeu pédagogique puisqu’il s’agit aussi de démocratiser l’accès à une discipline scolaire réputée hermétique et élitiste et encore in facto réservée à quelques un(e)s. Ces trois enjeux sont évidemment complémentaires. Faire de la philosophie avec les enfants nécessite à la fois de poser les bases d’une relation éthique avec eux, de faire le pari de leur éducabilité, d’être aussi convaincu de l’urgence politique de former des citoyen(e)s éclairé(e)s et enfin souhaiter la démocratisation de la discipline. Tout est lié. Dans les pratiques observées en classe, les enseignant.es s’inspirent de ces différents courants pour inventer des dispositifs qui correspondent à leurs objectifs spécifiques et à leur contexte d’exercice particulier. Le sens même d’introduire la philosophie dès le plus jeune âge dépasse ainsi largement la seule nécessité de démocratiser l’accès à cette discipline scolaire et donc les questions de didactique. Ces pratiques expérimentales interrogent le sens même de la transmission des savoirs et la définition profonde des missions de l’école. La philosophie avec les enfants à la fois repose sur une certaine philosophie de l’éducation et régénère aussi, dans un mouvement de boucle, la réflexion sur l’école et l’enfance. C’est pourquoi une des hypothèses fortes que nous développerons dans ce chapitre est que la Communauté de Recherche Philosophique peut nous donner le paradigme, le modèle, de ce que devrait être l’école au quotidien : une « école de la pensée » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Matthew Lipman), ou ce que nous appellerons donc plutôt ici une « école philosophique ».