Cette communication aborde l’intégration d’un dispositif sociotechnique lié à « l’innovation » au sein d’un groupe de presse quotidienne régionale français. Le dispositif étudié est qualifié de « Lab » à partir de sa mise en place en 2012 jusqu’en 2019. Il a d’abord pour mission d’élaborer de nouveaux modèles et processus éditoriaux pour diversifier l’offre et capter un nouveau public, et pour cela d’ajuster les pratiques journalistiques sur les supports numériques au sein de l’entreprise. Mais l’évolution que connait l’entité chargée d’élaborer les solutions porteuses d’un redressement économique, témoigne des tâtonnements et des difficultés persistantes. A partir de 2019, le « Lab » devient un « incubateur de startups », chargé de développer des « solutions d’innovations » liées à la « transformation numérique » du groupe de presse dans son ensemble, et non plus limité aux activités journalistiques. Toutes les catégories de métiers et les ressources identifiées dans le groupe sont désormais recensées et mobilisées pour développer des prestations (en comptabilité, distribution, etc.) afin de proposer une offre de services d’accompagnement aux jeunes entreprises. Ces dispositifs, leur intégration et fonctionnement, ainsi que les tensions qu’ils génèrent, sont un poste d’observation privilégié des modalités de déploiement par la direction générale des stratégies dictées par l’actionnariat. L’analyse du développement de ces entités et des professionnels qui y contribuent aux contacts des cadres dirigeants des groupe de presse, offre également une voie d’accès aux personnels qui composent les équipes de direction et aux actionnaires, et un terrain d’observation de l’exercice du pouvoir au sein des groupes de presse, en réponse à « l’opacité » à laquelle se heurtent les enquêtes universitaires lors d’étude sur les activités et les relations des instances dirigeantes. Afin d’aborder « la question des relations entre l’actionnariat et les politiques éditoriales », l’étude de ce dispositif permet d’explorer la manière dont le pouvoir des dirigeants et des actionnaires se déploie dans la transformation du fonctionnement du groupe. Le dispositif étudié se trouve à la jonction des équipes rédactionnelles et de la direction, il est ainsi un moyen de « comprendre comment la stratégie des entreprises finit par irriguer l’éditorial » (Lafon, 2019). Ce laboratoire censé étudier des solutions d’avenir pour le groupe est le reflet de la gestion et des ambitions internes à l’instance dirigeante qui le soutient. « Outils de la transformation culturelle » - il a pour rôle de diffuser en interne une stratégie portée par les instances dirigeantes. L’objectif était ici de « convertir » les différents acteurs des titres aux nouveaux outils numériques. Ce dispositif permet de contourner les voies habituelles de diffusion de la stratégie des dirigeants. C’est-à-dire, que ces changements, qui peuvent être une source de tension et d’opposition auprès des journalistes et notamment au sein des représentations corporatistes, sont testés et partagés directement par des employés, évitant des niveaux hiérarchiques présentés comme plus réfractaires ou « vieillissants ». Le groupe de presse devient ici une instance de rencontres et d’échanges des secteurs économique et entrepreneurial que le dispositif doit organiser. Tout en restant un outil de médiation entre la direction générale et l’éditorial, il devient aussi un outil de médiation entre l’entreprenariat local et l’entreprise de presse. La diversification au sein du secteur de l’innovation permet à l’entreprise de presse de générer de nouvelles relations auprès d’individus, d’entreprises et d’institutions qui ne sont pas nécessairement des lecteurs ou partenaires des titres. A travers ce dispositif, on peut remarquer une tentative de renouveler la place du groupe de presse dans le secteur économique local. Observé dans d’autres groupes de presse, le modèle d’entreprise « startup » et ses outils (Grossetti et al., 2018) est supposé apporter une réponse aux « crises » du milieu journalistique. Pensés comme des outils et lieux de médiation, développés au sein des groupes de presse, ces dispositifs sont des lieux d’observation de la transformation contemporaine du champ journalistique, mettant en avant la diffusion du discours néolibéral au sein de cet espace professionnel (Comby & Ferron, 2018). Autour de ce dispositif se jouent des enjeux de savoirs, d’expertise et de pratiques professionnels portés par des professionnels de l’innovation. Ils appellent les journalistes à prendre en considération une image du progrès et de ses profits supposés via le développement de techniques numériques. L’application de ces politiques de développement représente une vision des pratiques journalistiques et du rôle de l’entreprise de presse dans lesquelles ne se reconnaissent pas tous les journalistes. Les dirigeants du groupe portent un discours qui place l’innovation, et donc le dispositif, comme une réponse aux « crises » (adaptation au numérique, baisse des revenus publicitaires, baisse de l’audience, image « vieillissante » des titres). La cristallisation des luttes, au sein et autour de ces dispositifs et de leurs acteurs, agissent « comme un révélateur de l’hétéronomie croissante d’un secteur de plus en plus soumis aux contraintes externes, ici économiques » (Sedel, 2021)