« No Pain no Gain » : Le body-building, un mode de vie ascétique puritain Ce chapitre se propose de comprendre les processus de socialisation en jeu dans la pratique du body-building, en s'appuyant sur une enquête par immersion. Le travail ethnographique entrepris a permis d'expérimenter in situ (Perera & Beldame, 2016) le fonctionnement, les codes et les modes d’agir des body-builders, et de produire une « résonance » avec les enquêtés : Damien, un débutant, et des body-builders (Benjamin, Louis, et Christophe) suivis jusqu'aux compétitions. Leurs propos sont complétés par un second carnet de bord, confié par Cédric, un body-builder qui décrit neuf mois de préparation physique et sa participation à des compétitions nationales. Sous l’autorité du coach, tous les pratiquants novices débutent à la salle de musculation par un entrainement musculaire intense, nommé « lourd dégressif ». Il s'agit là d'une des « épreuves » physiques aux dimensions symboliques qui a pour but comme tout rite d'initiation, de réduire les novices à une « condition uniforme » (Turner, 1969), puis de marquer le passage du profane au sacré. De plus, des micro-rituels d’interactions rappellent sans cesse l’importance des efforts et des sacrifices à fournir, et sont des moyens de contrôle qui maintiennent l'asymétrie du lien, la domination du coach sur le groupe. L'initiation au body-building implique progressivement des modifications notables du quotidien, réorganisant peu à peu les goûts et les dégoûts alimentaires du pratiquant. Toujours sous l’autorité du coach et de son discours scientifico-technique constituant un « savoir indigène », les phases alimentaires qui se succèdent, prescrites parallèlement à l'entraînement, sont des techniques de rationalisation de la « fabrique du muscle ». Ainsi des phases de régimes draconiens succèdent à des orgies caloriques, déstructurant et restructurant, selon les termes du coach, de façon contrôlée le corps. L’engagement dans la pratique implique alors une rupture avec la normalité et un redéploiement des relations sociales, rapprochant ainsi le pratiquant des membres de la salle. Avec l’initiation au body-building s’établit ainsi un nouveau rapport au corps, au temps et aux autres : la réorganisation des perceptions sensorielles conduit à une transformation subjective et identitaire du pratiquant. Les régimes successifs, en parallèle des exercices codifiés qui découpent le corps selon une vision néotaylorienne, participent à une discipline du « muscle », que l’on peut qualifier d’ascèse. Celle-ci opère en développant « un ensemble alternatif de liens sociaux et en construisant un univers symbolique alternatif. » (Ortega, 2008 : 23). Si le capitalisme occidental s'est approprié l'un des cadres fonctionnels du puritanisme protestant – ascèse, méthodicité, rationalité, maîtrise de soi, usage du temps – pour structurer un modèle économique sans la finalité religieuse (Queval, 2008), les principes organisant le body-building, en forgeant une discipline rationnelle du corps, renvoient aux fondements de l’esprit puritain. Ces valeurs reposent sur « la besogne » (assiduité aux entraînements codifiés, prescriptions alimentaires strictes), « la rationalité » (planification stricte et dispositif de gestion du temps ; la « nutrimentation », terme utilisé par Damien, et qui remplace l’alimentation au service de la construction musculaire), et l'élitisme (valorisation du mode de vie ascétique et accès à une préparation chimique). Le respect des règles propres au microcosme culturiste conduit à un processus de « sacralisation de l'identité » (Kinnunen, 2004) du body-builder : au-delà de la perfection physique, c’est sur le mode de vie du pratiquant, jugé moralement pur, que repose la reconnaissance des pairs.