Comme passion française, chargée de culture et d’histoire, la gastronomie s’est longtemps moulée ou enveloppée dans l’image idéalisée du manger et du boire. Une forme d’art conjuguant arts culinaires et arts de la table, savoir-faire et bonnes manières, l’artiste et l’artisan, l’art au sens de tekhnê et l’art au sens de poiesis. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir à quel point la gastronomie s’est incarnée dans la figure du chef, icône du discours gastronomique exposée et célébrée dans le champ de visibilité médiatique, avec ce double visage : le génie créateur et l’éternel apprenti. Une coloration artistique et poétique entretenue par l’édition de livres de cuisine somptueux, avec une signature graphique et photographique toujours plus étudiée et un discours gastronomique truffé d’ornements rhétoriques. Un raffinement du discours pour célébrer les accords mets-vins, l’harmonie des saveurs, la couleur du sentiment à l’égard des aliments. La gastronomie a été portée par ces élans, mais son image s’est aussi déformée entre l’emphase, l’amphigourique, et, à l’inverse, la réduction logocentrique de la gastronomie au discours gastronomique. L’énorme d’un côté et le normatif de l’autre. Dans le Sens gourmand (2005) j’ai voulu montrer sémiotiquement que la gastronomie, en suivant un philosophe comme Revel, c’est d’abord le luxe du sens et de la scène alimentaire. Un espace subjectif que chacun peut construire selon son imaginaire. Pas simplement un discours et des normes, mais un espace figuratif élargi, où tout peut prendre valeur de signe et de sens : saveurs, sensations, objets, aliments, dispositifs, discours, positions et relations, rôles et programmes d’action, etc. Peu importe alors le cadre commensal, la gastronomie peut investir le pique-nique comme le festin, le petit plat soigné comme le menu le plus élaboré. Pascal Ory ne manque jamais de rappeler que la gastronomie n’est pas synonyme de haute ou grande cuisine mais relève d’une culture du manger et du boire. Une culture d’ailleurs servie par les médias, tous genres narratifs et tous registres dramatiques confondus pour nous faire découvrir les moments et les hommes, les terres et terroirs, les saveurs et les gestes qui peuplent notre imaginaire mais s’ancrent dans les réalités du travail, de l’action, de la transmission, de l’innovation. J’interrogeais récemment Thierry Marx sur ce point. Pour lui, la gastronomie doit réaliser et consacrer avant tout une « synthèse harmonieuse » de tous ces éléments qui font et façonnent notre goût, de l’origine du produit à la sensation partagée. C’est l’affaire de tous.