Dans un entretien filmé mis en ligne en 2009, François Élie décrit les développeurs de logiciels libres comme une communauté d’amateurs, jeunes, se nourrissant essentiellement de « fun » et de « pizzas ». Il ajoute qu’un jour, il va pourtant « falloir qu’ils paient un loyer, qu’ils aient une famille, et qu’ils travaillent dans la vraie vie » (Élie, 2009). François Élie voulait jouer avec les stéréotypes attachés à la culture hacker pour dénoncer le travail non payé dans l’économie open source. Mal lui en prit : il fut la cible de plusieurs commentaires irrités de la part de ceux qu’il entendait défendre. Certains militants du logiciel libre lui reprochèrent de mépriser les gens dont la motivation principale est la passion, non l’intérêt financier, et il fut accusé d’importer indûment les valeurs et les normes du secteur marchand au sein d’une sphère d’activité dont les finalités n’ont souvent rien à voir avec la recherche d’un profit. Cette anecdote fait ressortir la difficulté qu'il peut y avoir à penser des activités accomplies par passion comme un travail méritant rémunération. Elle montre aussi que les logiciels libres ne constituent plus depuis longtemps un espace séparé de façon étanche de la sphère marchande. Ils sont au contraire devenus des briques indispensables de l'économie numérique, sans que leurs producteurs soient pour autant toujours rémunérés. Ces quelques constats invitent à confronter le projet social du free software, tel qu'il a été élaboré au cours des années 1980, avec les transformations des industries informatiques et des entreprises du Web. C'est là le premier objectif de cet article, qui entend lier une analyse de l'idéologie3 du free software à une économie politique du numérique. Nous nous appuierons ensuite sur la notion de « commun » (Coriat, 2015 ; Cornu, Orsi et Rochfeld, 2017) pour tenter de déplacer le cadre discursif et normatif posé par le mouvement du logiciel libre. Nous ne nous intéresserons alors plus uniquement à la protection de certains biens informationnels contre les dynamiques d'enclosure, mais également aux conditions économiques et sociales de leur production et de leur usage. En d'autres termes, introduire la notion de « commun » permet de ne pas considérer les logiciels libres uniquement comme des ressources sur lesquelles les utilisateurs ont certains droits, mais aussi comme les produits d'un travail et les enjeux d'une distribution de valeur. C'est ce déplacement des questions scientifiques, politiques et militantes, dont nous essaierons de préciser les enjeux