Les appels à projets qui demandent la collaboration entre un artiste et un chercheur, voire qui se situent décidément et explicitement dans le domaine de l’art-recherche ou de la recherche-création se multiplient dans le paysage français. Ces projets sont souvent sollicités par les universités, à la fois en sciences humaines – c’est le cas analysé dans ce chapitre – ou en sciences dures, comme dans les projets associant artistes et physiciens au CERN de Genève. Ces appels à projets sont des symptômes d’un contexte académique qui inclut davantage des artistes. Soit pour des raisons de réorganisation institutionnelle des universités, des conservatoires et des académies, soit en tant que réponse à un besoin de formation identifié, artistes et chercheurs dialoguent dans les mêmes institutions. De fait, les artistes formulent des interrogations sur leurs pratiques et les problématisent et se forment à la recherche. Ils doivent trouver des mots pour dire le plus rigoureusement possible ce qu’ils veulent faire et exprimer par leur pratique. De fait, artistes et chercheurs suivent un parcours de formation et se posent des questions méthodologiques similaires dont l’apparition de formations doctorales n’est que l’un des signes les plus évidents. Incitées par cette nouvelle modalité de concevoir la recherche et sa dissémination, ces typologies d’appel à projet de recherche mêlant artistes et chercheurs en sciences sociales soulèvent des questionnements d’ordre pratique – la réalisation d’un projet artistique, mais en même temps l’expression d’un processus de recherche rigoureux – et d’ordre épistémologique – l’impact qu’une telle réalisation a sur la manière de « connaître » des phénomènes variés, sur la pratique artistique et sur l’approche scientifique. Ce chapitre aborde ces deux types des questionnements issus d’un travail collaboratif entre une chercheure en sciences sociales et un compositeur de musique. Ce projet, Résidus d’histoires, financé par le LabexMed d’Aix-Marseille Université et la Fondation Camargo, se propose de réaliser un acousm-opéra socio-sonore, constitué d’une pièce électroacoustique et d’une installation sonore visant à « mettre en musique » les enregistrements des récits de vie de membres des familles binationales interviewés par la sociologue ainsi que d’autres enregistrements de situations tirés du travail de terrain. Le projet problématise la collecte de données et interroge l’interaction émotive entre la chercheure et les interviewés. Cet aspect relevant plus spécifiquement de la relation humaine qui s’établit dans les enquêtes qualitatives en sciences sociales où un individu – le chercheur – enquête sur d’autres individus – ses répondants – n’apparaissent pas, ou que rarement, dans les rendus académiques scientifiques de format classique, notamment dans les écrits. Dans ces textes, la parole des enquêtés est désincarnée des êtres humains qui l’ont prononcée. Approcher le son de leur voix ouvre, alors, une perspective nouvelle sur le matériau collecté et peut, ainsi, permet à l’auditeur lambda – mais aussi à la communauté scientifique de référence – de devenir, ou redevenir conscient de cet aspect fondamental. La composition musicale, mise au service d’une recherche qui avait déjà eu lieu, donne, ainsi, une « nouvelle vie » au matériau sonore provenant des « résidus » des entretiens ; elle met ces résidus en premier plan. Ainsi, des bribes de « récit de vie » sont réagencées dans une logique autre par rapport à celle d’origine, une logique musicale. C’est un déplacement radical de la perspective initiale de recherche. [...]