L’objectif de cette communication est d’interroger une expression spécifique du romanesque contemporain consistant à mettre en tension, au sein d’un roman, éclatement narratif et mise en intrigue. Dans le roman Courts-circuits d’Alain Fleischer, paru en 2009 (et qui constitue le support de cette étude), on retrouve une quarantaine de récits coordonnés autour de la figure, au statut narratif ambigu, du narrateur : ces récits, à première vue, s’apparentent à des formes brèves, plus proches de la nouvelle que du roman ; et pourtant l’œuvre, sous-titrée « roman » (comme un clin d’œil au sous-titre « romans » de La Vie mode d’emploi ?), s’attache à les relier entre eux de sorte qu’affleure une ébauche de mise en intrigue. Cette étude se donne pour projet d’analyser ce mode de liaison, en faisant l’hypothèse que c’est par lui que se joue l’émergence d’une réception passionnée (pour reprendre un terme provenant des travaux menés par Raphaël Baroni sur l’intrigue) du roman, permettant de renouer avec le romanesque. En effet, le morcellement narratif – un des traits habituellement retenus dans la définition du postmodernisme en littérature – interdit bien souvent une analyse en termes de romanesque, en ce qu’il semble empêcher l’émergence de toute intrigue, situant le roman du côté des « intrigues défaites ». Or, comme nous le montrerons, le roman d’Alain Fleischer paraît en réalité agencé autour d’un motif romanesque par excellence : celui du désir. Dès lors, s’opère un déplacement : il ne s’agit plus de suivre l’aventure amoureuse d’un personnage – ce qui serait un romanesque diégétique –, mais de passer de récit en récit au gré du désir de ce narrateur insaisissable, tantôt homodiégétique, tantôt hétérodiégétique, figure de l’auteur dans le texte – soit un romanesque métatextuel. Autrement dit, les multiples bifurcations narratives sont suscitées par le désir que ce narrateur-auteur éprouve pour ses propres personnages (en particulier féminins) et leurs trajectoires. Ce faisant, l’enjeu de la mise en intrigue repose moins sur l’intérêt pour les divers événements qui se produisent dans le texte – et qui semblent s’annuler les uns les autres par la rapidité avec laquelle ils sont supplantés par le récit suivant – que sur le désir de voir advenir un nouveau récit, permettant enfin au narrateur de faire corps avec les êtres de papier qu’il invente au gré de ses envies. Nous nous proposons donc de montrer en quoi, dans Courts-circuits d’Alain Fleischer, la tension entre morcellement narratif et mise en intrigue permet de faire émerger un romanesque métatextuel reposant sur le principe d’une narration désirante, que nous définirons. Nous nous attacherons, chemin faisant, à montrer en quoi ce romanesque est caractéristique d’un certain nombre de productions littéraires contemporaines multipliant les récits.