Alors qu’on peut dénombrer une trentaine d'Estoniens déportés au Goulag et ayant publié au moins une œuvre littéraire, il semble que seuls trois d’entre eux aient rendu compte de façon relativement détaillée de cette expérience dans des fictions. Cet article s'intéresse plus particulièrement à l’œuvre de Raimond Kaugver et s'attache notamment à analyser la tension entre témoignage et fictionalisation. L’analyse des récits et des deux romans dans lesquels Kaugver aborde le sujet permet de montrer l’utilité d’une écriture fictionnelle du Goulag. En premier lieu, le déguisement de la fiction était manifestement indispensable, en 1966 en Estonie soviétique, pour publier le récit d’une telle expérience en franchissant le barrage de la censure. Le cadre romanesque a en effet permis à Kaugver de modaliser cette expérience par une caractérisation négative du personnage principal, présenté comme un anti-héros dépourvu de convictions et de force morale. La négativité du camp s’est ainsi trouvée atténuée par la négativité du héros. On découvre en outre dans les œuvres de Kaugver quelques exemples des possibilités offertes par la fiction pour rendre compte de l’expérience du Goulag d’une façon spécifique, différente de ce que l’on peut trouver dans les ouvrages historiques ou les autobiographies. Un premier procédé, utilisé dans ses romans, est la concentration narrative, qui consiste à regrouper dans un récit unique et homogène les différents aspects de la vie au camp, afin de donner de celle-ci une image aussi condensée et représentative que possible. Un second procédé, qui caractérise ses nouvelles, est la fragmentation, l’éclatement des informations en unités autonomes présentant des aspects ou des points de vue différents, explorant la diversité des destins et des expériences à l’intérieur du camp. La fiction lui a permis également d’augmenter la « finesse de résolution », c’est-à-dire d’introduire des microdétails qui dépassent généralement la capacité mémorielle des autobiographes, afin de rendre le tableau plus vivant et plus réaliste.