Ce Tome 2 prolonge le premier Tome paru en octobre 2014, suite à un appel à communication initié par Bernard Andrieu et Nathalie Gal-Petitfaux, sur le thème : Expériences corporelles et gestes professionnels. L’attractivité de ce thème a donné lieu à la soumission de plus de 30 articles, dont 9 ont été retenus pour le Tome 1 dirigé par Nicolas Burel et Bernard Andrieu, et 12 pour le Tome 2 dirigé par Nathalie Gal-Petitfaux et Lionel Roche. Aucune pratique professionnelle ou de loisirs n'existe indépendamment des praticiens qui l’exercent et sa reconnaissance sociale s'opère en général selon deux voies : d’une part, par un processus de prescription de ce qu’elle devrait être, et d’autre part par un processus de description de ce qu’elle est comme activité humaine réellement vécue et accomplie. Cette pratique effective peut-être définie comme un ensemble de productions humaines vivantes, de gestes professionnels, de valeurs et d’engagements émotionnels (Schwartz, 1997) , d'expériences corporelles qui se déploient dans des milieux de travail et de vie (Clot, 1995) . Ces expériences humaines et corporelles, et les gestes professionnels qu’elles incarnent, sont autant d'éléments qui caractérisent la pratique comme système vivant. Réfléchir à cette notion d’expérience corporelle supposerait qu’il existe des expériences non corporelles, comme des pensées ou des réflexions. Or peut-on réellement penser l’expérience humaine comme indépendante du fait que nous sommes dotés d’un corps qui est nécessairement impliqué dans la manière dont nous faisons l’expérience d’une chose ? L’enjeu de ce numéro thématique vise à montrer qu’il y a un lien entre nos ressentis corporels et nos états de pensée, entre notre façon de faire l’expérience sensible du monde et nos représentations de celui-ci et des objets qui l’habitent. Les cadres théoriques empruntés par les différents auteurs du numéro défendent l’idée que nos pensées sont en effet issues d’un cerveau qui possède une structure biologique, l’ensemble formant une unité fonctionnelle. L’enjeu est bien de souligner la place particulière du corps dans la constitution de toute expérience humaine, notamment dans les rapports qui s’établissent entre expérience, corps et pensée. Quels que soient les pratiques sociales (professorales, récréatives, médicales…), les gestes professionnels peuvent être regardés comme des expériences corporelles à part entière. Leur étude ne peut se limiter à des aspects purement observables mais nécessite de réaliser une « analyse du corps entier » (Burel et Andrieu, 2014, Tome 1). Les gestes professionnels sont des savoir-faire intégrant de façon complexe des dimensions multiples : motrices (gestuelles, déplacements, postures), perceptif (sensoriel, kinesthésique), émotionnel (ressentis, sentiments), langagier (phonétique, linguistique), sémiotiques (intentionnalités, connaissances, valeurs, croyances, raisonnements). Si ces dimensions peuvent être observables et descriptibles à partir d’un regard extérieur, d’autres plus subjectives, et souvent tacites, suppose alors de recourir à des méthodologies qui invitent le praticien à montrer ou raconter son expérience vécue, au moyen d’un effort de réflexivité. Comprendre l’expérience corporelle vécue et déployée dans la mise en œuvre des gestes professionnels semble inéluctablement lié à l’étude de ces dimensions multiples et intégrées, grâce à l’emprunt de méthodologies à la fois descriptives et compréhensives. Les textes composant ce numéro abordent différentes problématiques que nous présentons ci-après. L’objectivation du geste professionnel comme instrument de développement professionnel Dans le domaine du travail et de la formation, l’identification des savoirs d’expérience et des gestes professionnels, et la constitution de référentiels « métier » sont des enjeux importants pour aider à la reconnaissance sociale d’un métier et à sa transmission. C’est ce que montre Stéphane Balas par une étude en clinique de l’activité, conduite avec un groupe de masseurs-kinésithérapeutes. Ces derniers étaient invités à produire une co-analyse de leur travail dans le but d’aider ce groupe à rendre visible l’expertise singulière de ses membres en thérapies respiratoires. Par le visionnage de leurs interventions, couplé à des entretiens, les masseurs-kinésithérapeutes parviennent à une objectivation de leurs gestes professionnels. Ce processus clinique « provoque (…) une dénaturalisation des automatismes dans lesquels se réalisent les gestes professionnels experts. Ce faisant, il produit une forme de mise en visibilité du geste et permet d’en repenser le sens ». Sur un autre terrain professionnel, celui de la formation des enseignants, Emmanuelle Maitre de Pembroke analyse les gestes professionnels de formateurs (conseillers) accompagnant de jeunes enseignants. Son étude, conduite dans le cadre théorique phénoménologique de l’énaction, permet d’éclairer l’expérience vécue de conseil et met à jour les représentations et valeurs afférentes à la notion de posture professionnelle chez les formateurs. La visée de ce travail est la prise de conscience, par les formateurs, de leurs gestes : « L’ensemble des formateurs dit avoir développé une acuité perceptive favorisant la saisie de nombreux éléments de sens ». Les gestes professionnels incarnés dans l’usage des objets Les activités, notamment de transmission, reposent souvent sur l’utilisation d’objets divers : documents, stylos, supports de projection, mobilier... Pour s’approprier ces objets à des fins de transmission, les utilisateurs construisent des gestes professionnels particuliers nécessitant la mobilisation de registres variés de ressources. Luiza Guimarães-Santos étudie, à partir de l’Ergonomie de l’activité et de l’Interactionnisme socio-discursif, comment un professeur expérimenté utilise le manuel de langue pour préparer son cours de langue étrangère. Elle montre que l’enseignant l’utilise pour le « mettre à sa main » et l’adapter au contexte particulier d’enseignement. Une autre étude conduite par Julia San Martin et Philippe Veyrunes, dans le cadre de la théorie du Cours d’action, s’intéresse à l’expérience corporelle d’une enseignante de primaire qui utilise le tableau noir en cours d’espagnol et de mathématiques. Cette étude permet de décrire et de comprendre l’appropriation du tableau à partir d’une réflexion sur la relation corps/objet. Les auteurs s’interrogent sur « le niveau d’incorporation des objets techniques par les enseignants comme cause possible des difficultés rencontrées par les élèves ». Apprendre par le corps, apprendre de son corps Les pratiques d’apprentissage sont fondées sur des conceptions et représentations du corps qui diffèrent selon les cultures. A certains endroits, apprendre consiste en une mécanique du mouvement, à d’autres il s’agit davantage d’un mouvement incarné et intériorisé. Dans le cadre d’une ergonomie énactive, Eric Caulier s’intéresse aux « praxis du geste intériorisé », tel que le taijiquan, en montrant que la culture corporelle diffère fortement des disciplines sportives occidentales. La question particulière qui retient son attention est de comprendre le passage d’un geste formel à une gestuelle habitée quand on cherche à apprendre ou à transmettre cet art corporel. Apprendre cet art, impose de parvenir à « la transformation d’une pratique mécanique en un mouvement pneumatique vivant ». Le corps « met ainsi en forme l’expérience tout en se mettant en forme dans l’expérience ». Céline Mierzejewski et Jacques Gaillard s’intéressent à la question de « l'attitude pédagogique » dans le cadre de séances d'improvisation dansée animées avec des élèves. A partir d’une recherche psychophénoménologique radicalement en première personne, ils questionnent les cadres de travail, la méthode, et l'attitude qui permettent aux danseurs de se mettre en « état d'improvisation ». Ils montrent que c’est « une certaine façon d'être attentif, une qualité d'être à l'écoute des élèves, mais aussi de soi, une qualité de présence à ce qu'il est en train de se passer - en soi, dans la classe – [qui] suscite l'engagement qualitatif des élèves dans l'improvisation, [et qui ] mobilise leur créativité ». La dimension incarnée des savoirs professionnels : connaissances, croyances, conceptions Dans le domaine de l’entraînement sportif ou de l’enseignement de l’Éducation physique et sportive (EPS), les intervenants professionnels ont pour mission principale d’éduquer et perfectionner les habiletés motrices et sportives d’enfants ou d’adultes en situation d’apprentissage. Cette transmission suppose la mise en œuvre de gestes professionnels appropriés pour transformer en situation, la motricité des apprenants. Plusieurs études de ce numéro s’intéressent aux dimensions à la fois praxiques et cognitives des gestes professionnels. Ces derniers sont analysés à la fois a) comme une praxis, un agir en situation où le geste est regardé comme un accomplissement corporel, et aussi b) du point de vue de leur organisation cognitive c’est-à-dire des connaissances, croyances, valeurs, raisonnements que l’intervenant mobilise pour interagir avec l’apprenant. L’étude de Cathy Rolland et Marc Cizeron, conduite dans le cadre d’une anthropologie cognitive et d’une épistémologie énactive, analyse le geste professionnel de guidage des apprentissages chez des entraîneurs experts en gymnastique artistique, c’est-à-dire la façon dont ils conseillent et corrigent les gymnastes sur les agrès. Ils montrent que la cognition en acte des entraîneurs « repose sur des processus de métaphorisation ancrés dans l’expérience corporelle des entraîneurs et qui fonctionnent comme des dispositions à l’émergence d’attributions de significations ajustées aux contingences des situations ». Sabine Thorel-Hallez, dans une étude en clinique de l’activité, montre le rôle des croyances dans la construction subjective des gestes professionnels de professeurs d’EPS enseignant la danse. Les croyances relevées « font émerger des univers de danse extra-scolaires, propres à chacun(e), sur lesquels reposent les contenus d’enseignement ». L’étude conduite par Denis Loizon s’intéresse aux gestes de conduite de classe et aux gestes didactiques des enseignants d’EPS, en danse également. A partir d’une didactique clinique, il montre que « les gestes professionnels ne relèvent pas uniquement de la dimension visible de l’activité de l’enseignant, mais que certains gestes invisibles, cachés (…) renvoient à la singularité du sujet et à ses « déjà-là » conceptuel et intentionnel influencés par son histoire ». François Cauvin et Michel Récopé mettent à jour les connaissances-en-acte sous-jacentes aux activités d’enquête et de médiation chez des enseignants d’EPS expérimentés, en badminton. S’inscrivant dans la théorie des champs conceptuels, ils montrent que ces activités « trouvent à leur origine un ressenti corporel difficilement verbalisable, incarné dans et par un vécu de pratiquant ». Enfin, Philippe Terral, montre que l’analyse des gestes professionnels et des expériences corporelles qui les sous-tendent se heurte souvent à leur caractère syncrétique mais aussi composite et unifié dans le vécu des acteurs. A partir d’une approche sociologique de la connaissance, il appréhende le système de connaissances qui organisent les gestes d’entraîneurs en athlétisme comme un système complexe mais aussi dynamique, qui « s’inscrit dans la temporalité (…) d’une séance mais aussi [dans] la dynamique plus globale des histoires des individus et des contextes institutionnels en présence ». Le non verbal dans la communication Dans les métiers de transmission, les interactions non verbales et verbales se complètent le plus souvent afin de faciliter l’intersubjectivité et permettre la co-construction de savoirs. Martine Vinson et Jean-Paul Dugal mettent à jour, dans une étude conduite dans le cadre de la théorie de l'action conjointe en didactique, le rôle essentiel des dimensions non verbales de « la mise en scène corporelle de l’enseignant » d’EPS quand il communique avec ses élèves. Grâce à des démonstrations, des variations proxémiques, des gestes spatio-indiciels, des manipulations, le professeur permet à l’élève « de percevoir la complexité et la chronologie du geste en la visualisant concrètement. Le non verbal permet aux professeurs de construire, avec l’élève concerné, un système commun de significations ».