Le XIXe siècle colombien offre un terrain d'étude de l'instrumentalisation des normes juridiques par les acteurs politiques. En effet, la loi fondamentale y apparaît comme la traduction juridique des triomphes militaires et des alternances politiques, voire comme la promotrice des espaces de confrontation et des conditions d'anarchie. Car l'opposition entre les conservateurs et les libéraux s'est manifestée sur les champs de bataille et dans les institutions de l'Etat, entraînant la valse des textes constitutionnels. Dès lors, la norme fondamentale, loin d'instaurer l'ordre juridique, promeut le désordre politique. Quand bien même les élites colombiennes manifestaient un certain respect pour les lois, elles ont eu tendance à instrumentaliser les normes - en particulier constitutionnelles - afin d'affirmer et d'affermir les victoires obtenues sur les champs de bataille. Ainsi, la loi peut apparaître dans un tel contexte comme la manière de faire la guerre par d'autres moyens. La Colombie a vu les chartes fondamentales se succéder, au gré des défaites et des victoires que les conservateurs et les libéraux ont connu par les armes. Or les constitutions les plus libérales sont celles qui en réalité ont créé le terrain propice au développement des guerres civiles en Colombie. En effet, les libéraux prônaient un Etat fédéral qui reposait sur la liberté absolue des individus et des territoires. Cela a été des plus propices à l'émergence et à l'intensification des rivalités violentes. Cependant, l'Etat colombien se trouvait quant à lui dépourvu de tout moyen de calmer les tensions et de restaurer l'ordre. Autrement dit, en instaurant des libertés maximales dans le texte constitutionnel colombien, les libéraux ont contribué à mettre à mal la plus fondamentale des libertés des individus et des citoyens, à savoir le droit à la vie et à vivre dans la paix. Au demeurant, un tel droit n'est toujours pas garanti en Colombie, puisque les populations ont toujours à subir les atteintes aux libertés perpétrées par les guérillas, les groupes paramilitaires, les forces armées. C'est pourquoi ce pays peut sembler être l'illustration paradigmatique de l'état de nature théorisé par Hobbes.