La notion de ruralité, longtemps centrale dans les démarches d’analyse de la géographie, a été largement remise en question par les sciences sociales depuis plus d’un demi-siècle : il est devenu difficile, sinon suspect, d’assigner un contenu propre à cette catégorie d’espace et à ses populations. Les dangers du spatialisme, mais aussi la naturalisation fréquente des faits sociaux relatifs aux espaces ruraux ont déjà été largement démontrés. Poursuivant une telle approche critique, le présent travail d’habilitation à diriger des recherches se propose cependant de décentrer légèrement l’analyse en revisitant une fois de plus la notion, mais cette fois-ci à la lumière des apports récents de la théorie de la justice spatiale. À la suite d’un parcours de recherche positionné à l’interface entre géographie sociale, géographie rurale et géographie de l’environnement, avec l’étude de nombreuses formes de conflictualité et d’inscription spatiale des logiques de pouvoir dans les campagnes, il est en effet apparu clairement en quoi la catégorie de « rural » pouvait servir de support à l’imposition de formes d’inégalités sociales dans l’espace, voire à la reproduction d’injustices s’exerçant à l’encontre des catégories sociales les plus vulnérables parmi les habitantes et les habitants des campagnes. Pour mener à bien une telle démonstration, on propose dans le volume inédit de ce mémoire la construction d’un modèle d’analyse systémique qui questionne le potentiel effet discriminant associé à la catégorie de « rural » dans plusieurs de ses dimensions : dans les discours produits par la sphère scientifique, les institutions statistiques et le système scolaire ; dans les normes qui régissent les finances locales, mais aussi le processus en cours de réforme territoriale ; et dans les pratiques relatives à l’agriculture, à l’urbanisme, aux loisirs de nature et à la protection de l’environnement. Ces trois niveaux d’analyse intersectés – discours, normes et pratiques – permettent d’identifier un « dispositif » foucaldien de ruralité particulièrement efficace qui favorise, indirectement, des formes préalables d’oppression. On identifie ainsi une marginalisation, voire une hétéronomie politique des espaces ruraux par l’entretien de stéréotypes de lieux. S’y ajoutent des procédures inégalitaires dans la distribution des ressources ainsi qu’une violence symbolique ressentie par l’imposition de normes localement mal acceptées, selon les critères d’évaluation d’Iris Marion Young. La justice spatiale n’est cependant pas seulement une démarche critique, mais aussi un projet moral tendant vers la réduction éventuelle des injustices observées. Réfutant ainsi le modèle wébérien de cloisonnement entre la science et le politique – sans pour autant rompre avec les exigences formelles de construction du discours scientifique – le présent travail s’ouvre volontairement à des propositions applicatives de réduction des inégalités en suivant les principes formels de Rawls. Ce faisant, il cherche à valider au final une conception délibérative du travail scientifique, à la manière de Latour, où le fait scientifique ne peut plus être distinct de sa valeur morale dès lors qu’il concourt à une extension équitable du domaine de la démocratie.