En 1965, une porte-parole de la Commission européenne avançait l’idée que derrière le Marché Commun de l’époque se cachait en fait une « formidable histoire de relations publiques ». Le 16 mars 1999, au moment de présenter la démission de son collège de commissaires face aux journalistes, Jacques Santer incriminait le « climat malsain » régnant dans la salle de presse pour expliquer ce fiasco. Que s’est-il passé entre les deux dates ? Comment comprendre le rôle joué par l’information dans l’histoire récente de la construction européenne à Bruxelles ? Ces deux questions forment la trame de la réflexion qui est menée dans cette thèse.Pour y répondre et comprendre comment se fabrique l’information européenne, il faut se placer au cœur de la relation entre les institutions européennes, en particulier la Commission, et les professionnels présents à Bruxelles pour produire et traiter cette information. La reconstitution ce que l’on peut dès lors appeler le « monde social de l’information européenne » est au centre de la thèse. Les principes qui organisent ce monde de l’information sont notamment lus à travers les lieux qui le constituent (la salle de presse de la Commission), les règles de son fonctionnement, les acteurs qui traversent ce monde et les carrières qu’ils y font, leur travail quotidien et les polémiques professionnelles qui les agitent.L’analyse de la régulation des « territoires » de l’information à Bruxelles montre d’abord que la situation actuelle est le fruit d’un long travail de construction mis en place depuis les années 1960. Elle se caractérise par la concentration dans cette ville de très nombreux professionnels de l’information et l’existence, à la Commission européenne, d’un véritable « laboratoire » de l’information dans lequel se tient tous les jours un briefing de presse à midi. C’est ce travail, tout à la fois matériel, institutionnel et réglementaire, qui permet à la Commission d’être aujourd’hui au centre du monde de l’information européenne, alors qu’elle peinait, dans les années 1950 à attirer l’attention des médias. Ce travail a par ailleurs conduit la Commission, notamment par le biais d’une procédure d’accréditation conjointe avec les représentants des journalistes à Bruxelles, à mettre en place un accord (aujourd’hui remis en cause) qui lie la fermeture du monde de l’information à sa « pacification ». L’institution se trouve par là aussi engagée, localement, dans la définition des qualités professionnelles des journalistes.La deuxième partie de la thèse est consacrée aux carrières de ces professionnels de l’information. Le monde de l’information européenne n’est pas qu’une place de correspondance traversée un temps par des professionnels circulant à travers lui, même si l’on peut distinguer des signes de plus grande adéquation aujourd’hui à ce modèle. De nombreux acteurs y font des carrières longues et qui les conduisent à s’engager dans des relations d’emploi multiples avec tous ceux qui ont besoin de travail de l’information (institutions, médias, ONG, think tanks, etc.). Les opportunités de travail sont nombreuses localement, comme le montre l’analyse d’un corpus d’offres d’emploi, et le développement de ce que l’on peut appeler une économie des contacts reposant sur une base freelance, fortement sous-traitée et peu contractualisée, permet une grande latence de mouvement de la part des professionnels intéressés. Cependant, l’analyse de récits de carrière montre aussi que ces mouvements sont fortement contraints par une tension qui traverse le monde de l’information. D’un côté la logique de la profession journalistique prescrit des carrières courtes sur place et peu d’engagement dans des relations d’emploi locales ; de l’autre, de nombreuses opportunités disponibles attirent les professionnels de l’information vers des carrières locales. Les différentes façons de résoudre ces tensions tout au long d’une carrière individuelle sont analysées. Par là, on montre aussi comment se construit dynamiquement une identité professionnelle.La dernière partie de la thèse traite la question des pratiques de l’information et des dispositifs qui l’encadrent. Le fil conducteur dans cette partie est la question de la circulation, non plus des personnes, mais des mots dans le monde de l’information européenne. La maîtrise des mots est en effet un enjeu déterminant pour les professionnels de l’information, qui défendent ainsi une juridiction professionnelle, comme pour les sources de l’information. Et là encore, deux attitudes s’opposent. D’un côté la production « ordinaire » de l’information peut être analysée comme une forme de coproduction dans laquelle les journalistes peuvent s’appuyer sur leurs engagements dans le monde local lui-même pour guider ces mots. De l’autre, des journalistes engagés dans une entreprise de morale professionnelle refusent cette coproduction et apportent à la fin des années 1990 des mots nouveaux dans le monde de l’information européenne.Cette thèse contribue donc à la compréhension de ce que l’on appelle aujourd’hui la « nouvelle gouvernance » européenne. Les professionnels de l’information, parce qu’ils irriguent le monde de l’information en y faisant carrière et en y mettant en circulation des mots porteurs de repères politiques et économiques, doivent en effet être considérés comme des acteurs du processus d’intégration européenne et des travailleurs de la gouvernance.Elle contribue aussi à la réflexion sur le lien qui unit les professions aux mondes locaux de l’activité professionnelle. Les deux ont souvent été opposés, que ce soit dans la théorie fonctionnaliste des professions comme dans la théorie néo-wébérienne des marchés protégés. À l’aune des résultats de ce travail, une telle opposition n’est plus tenable et l’on s’oriente vers la compréhension de la dynamique qui les unit nécessairement. La réflexion sur la profession journalistique s’en trouve bousculée puisque l’on montre que, loin d’être une catégorie a priori et neutre de l’analyse, la dénomination même de journaliste se construit dans un monde local de l’information, le long de carrière parfois très longues et au gré de controverses visant à défendre et imposer des figures professionnelles.