Dans la perspective de la théorie du droit et de l’État, l’état d’urgence questionne le rapport norme/exception de la même façon qu’il interroge ses liens avec l’État de droit. Cependant, l’usage de l’expression « état d’exception » pour qualifier l’état d’urgence – et plus largement le droit sécuritaire – pose de nombreuses difficultés de compréhension et peut donner lieu à des malentendus en raison de la polysémie du terme « exception » et des connotations dont il peut être porteur. Par l’usage de l’expression « état d’exception », on peut désigner un régime juridique spécifique, c’est-à-dire un ensemble de mesures exorbitantes du droit commun (distinctes et/ou plus sévères), on peut viser une situation d’une très grande gravité, on peut désigner des temporalités diverses, un état provisoire ou un état qui dure dans le temps et qui correspond à une situation dite de banalisation1 et de pérennisation de l’exception. Enfin, la formule peut se révéler porteuse d’un jugement de valeur : ce qui est exceptionnel devrait être plus rare, comme c’est le cas pour les règles attentatoires aux libertés qui caractérisent l’état d’urgence. Il en résulte une première thèse assez répandue qui consiste à opposer état ou droit d’exception à l’état « normal », au « droit commun » ou encore à l’État de droit. Mais cela suppose de pouvoir définir ce qui relève précisément de la « normale », du « droit commun » ou encore de « l’État de droit » et de pouvoir établir des frontières nettes entre ces situations, états, ou droits. Or, précisément, ce qui caractérise le rapport entre État de droit et état d’urgence ou entre norme et exception et qui paraît particulièrement visible depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence en France en novembre 2015, c’est la difficulté même d’établir ces frontières. À cet égard, le récent état d’urgence sanitaire ne dément pas le constat. C’est à ce brouillage des frontières que cette étude est consacrée. Ce brouillage est le résultat d’un phénomène de fond : la diffusion d’un paradigme ou d’une logique sécuritaire dans le droit. Dans cette perspective, l’état d’urgence n’est vu que comme l’une des manifestations de cette logique sécuritaire que l’on peut caractériser aussi comme l’affirmation d’une permanence ou d’une banalisation de l’exception.