L'hypothèse que nous aimerions défendre ici est que les « anonymes » jouent un rôle important à différents moments de la réception et de la production du droit. Le terme « anonymes » a été choisi à dessein ; il ne doit pas être pris au sens littéral, mais symbolique. Il vise à mettre l'accent sur les acteurs « moyens » et à prendre ses distances avec une histoire du droit qui serait avant tout celle des grands juristes ou des grands théoriciens 2. Ces « anonymes » ne sont pas non plus issus des « classes populaires » dont le rôle est central pour certains courants, comme les Subaltern studies 3. Il ne s'agit pas ici de disqualifier ces deux approches toutes deux porteuses de leur propre récit de la construction du droit, mais d'y adjoindre une troisième afin de montrer que la réception et la production du droit se font aussi « ailleurs » et par le biais d'acteurs parfois inattendus 4. La réception et la production du droit ne sont ni uniquement le fruit de la pensée et de l'action de grands juristes, ni seulement le résultat de la pratique d'acteurs « du *Je ne saurais trop remercier Philippe Auvergnon et Hervé Ferrière pour les observations et remarques enrichissantes qu'ils m'ont faites sur ce texte. Si je n'ai pas pu tenir compte de tous ces échanges, en raison du format de l'article, j'envisage de les exploiter dans une future publication. Je remercie également Jean-Pierre Le Crom qui m'a transmis des informations et des documents sur L. Guelfi. 1 La réception du droit devrait en principe suivre sa production. L'inversion est due au fait que, comme nous le verrons dans ce cas précis, les inspecteurs du travail réceptionnent un droit qui n'existe pas (en l'espèce, le projet de Code du droit du travail des territoires d'Outre-mer) afin de produire un droit effectif (notamment par le biais d'arrêtés ou de décrets promulgués localement par le gouverneur)…qu'ils réceptionnent ensuite car ils sont chargés de son application. 2 La littérature est abondante sur ce thème en histoire du droit et des idées politiques. Signalons simplement que le thème des « grands juristes » a fait l'objet d'actes de colloque de la Société d'histoire du droit, publiés en 2006 aux Presses universitaires d'Aix-Marseille. 3 Sur ce courant, il existe une littérature foisonnante, mais on se référera utilement à l'article d'Isabelle Merle, en particulier sur l'application qui peut en être faite dans l'analyse de la « situation » coloniale française : « Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d'un projet historiographique de l'Inde coloniale », Genèses 3/2004 (n o 56), pp. 131-147. Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-geneses-2004-3-page-131.htm). 4 Cette idée, que l'on retrouve dans des travaux d'historiens et de sociologues, a également été évoquée par des théoriciens du droit célèbres connus comme F. Geny ou G. Ripert, mais il s'agit ici de le prouver dans la pratique, d'en montrer le fonctionnement et de l'interroger, notamment dans ses limites.