Les archives dans les guerres de l'Orient arabe: de l'exil à l'asile
Abstract
Formés dans la lutte anticoloniale et traversés par les idéologies nationalistes modernes, les États de l’Orient arabe ont construit tardivement leurs centres d’archives tout en encadrant de manière très stricte les historiographies nationales. Partout, des fonds d’archives institutionnels ou personnels ont résisté aux politiques centralisatrices, quand ils n’ont pas eux-mêmes été des outils de travail de militants engagés dans la résistance ou l’opposition politique aux régimes autoritaires. Considérant que la région a été le théâtre de nombreux conflits depuis la première guerre mondiale, cet article invite à interroger ce que ceux-ci ont fait - et font encore - aux archives privées, et finalement à la possibilité d’écrire l’histoire contemporaine dans les pays qui la composent. Comment la guerre détermine-t-elle les raisons d’être de l’archive, comment l’affecte-t-elle ou la transforme-t-elle ? Pour répondre à la question des productions d’archives, et à celle des stratégies mises en place pour les conserver en contexte de guerre, cet article explore dans un premier temps le parcours d’archives d’Ahmad Muhammad Nu‘man (1909-1996), un militant moderniste et homme d’État de premier plan dans l’histoire du mouvement national yéménite, et qui a dû se résoudre à l’exil à Beyrouth durant la guerre civile au Yémen (1962-1970). Il éclaire les modalités de préservation de ses archives, et le moment décisif pour celles-ci de l’asile à Beyrouth, où une équipe de l’Université Américaine encadre l’opération de leur catalogage engagée par son fils Muhammad, compagnon de sa lutte politique. Dans le contexte de l’après-guerre israélo-arabe de 1967, qui voit le monde académique et étudiant beyrouthin bouillonner face à l’abandon de la question palestinienne par les grandes puissances arabes, et notamment l’Égypte nassérienne, la constitution en fonds des archives de Nu‘man marque durablement l’identification de la personnalité de celui-ci, mais aussi de ses archives elles-mêmes, devenues l’outil d’un combat politique qui le dépasse. Le dépôt final des archives Nu‘man dans un institut de recherches français, à Aix-en-Provence, achève de complexifier les conditions de l’écriture de l’histoire yéménite contemporaine.
Dans un second temps, cet article entend prolonger, par une incursion dans le contexte plus récent de la guerre en Syrie, la question des enjeux d’archives dans l’organisation et la gestion des mémoires collectives arabes pour des sociétés civiles éparpillées par des conflits durables. En posant la question de l’extériorisation des entreprises archivistiques hors du monde arabe, il invite à orienter l’écriture de l’histoire de la guerre dans les pays de la région vers l’étude des conditions de l’archivage des fonds privés, un nouveau terrain pour une recherche en histoire résolument pluridisciplinaire. Accompagnant les civils qui quittent leur foyer pour échapper aux violences de la guerre, les archives sont aussi des victimes collatérales en quête de protection. Dans leur espace de production, les menaces qui pèsent sur leur existence sont tout à la fois instrumentées, ciblées et involontaires, liées à l’indétermination des destructions. Aussi, les archives sont des corps de papier à défendre et à protéger, au nom d’une institution, d’une communauté de personnes, ou d’un combat politique en danger. Dans l’Orient arabe et depuis les indépendances, les conflits n’ont pas épargné les archives et les identités ou les idées qu’elles portent. Leurs auteurs ou leurs détenteurs ont établi des stratégies pour les sauver, s’appuyant sur des réseaux plus ou moins proches, et sélectionnant parfois les documents à sauver en priorité. Ces opérations inhérentes au sauvetage des archives deviennent parfois des actes de résistance ou d’opposition, et transportent les conséquences de la guerre en terre d’asile : dans des lieux insolites (caves et armoires chez des particuliers) mais aussi dans des institutions étrangères qui, à leur tour, se trouvent interpelées par le conflit, et parfois, à leur échelle, parties prenantes.
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