Dans son ouvrage essentiel Max Ernst. Les collages. Inventaire et contradictions (traduit en 1984 chez Gallimard), Werner Spies soutient fermement l’idée que le geste créateur est entièrement le produit du génie de l’artiste. S’il rassemble en fin d’ouvrage une quantité colossale de gravures originelles, ce n’est que pour permettre l’étude esthétique des collages car, insiste-t-il, « interroger chaque collage non seulement sur son contenu manifeste, mais sur la manière dont sont coordonnées des éléments et sur leur origine latente, signifierait que l’on n’a pas compris les intentions conscientes du travail de Max Ernst » (p. 415). Cette proposition paraît d’autant plus définitive que le critique peut se prévaloir de connaître personnellement l’artiste. Soucieux de ne pas encourager le lecteur à basculer dans le délire herméneutique, il disqualifie le matériau d’origine tant dans le propos que dans le référencement : alors même qu’il s’est donné une peine considérable pour rassembler le matériau d’origine, il ne l’accompagne d’aucune légende permettant de situer les images dans les ouvrages et journaux qu’il a consultés. En résulte l’idée que le corpus choisi par Max Ernst est une masse inerte et sans mérite, transfigurée par le seul acte de démembrement. Du point de vue de l’histoire et de l’étude poétique des supports populaires, domaine de recherche récent mais déjà richement approvisionné, une discussion stimulante se profile. Notre objectif sera de montrer que la quête intégrale des gravures originelles, pour impossible qu’elle soit, n’aboutirait pas comme l’affirme Werner Spies à « une collection dépourvue de toute harmonie, contradictoire, incohérente dans sa forme comme son contenu » (p. 26). Au contraire, nous montrerons qu’en orchestrant la rencontre de deux segments finalement très spécifiques de la presse et de l’édition du XIXe siècle (la presse de vulgarisation vs le roman le plus populaire), et en accumulant dans ces collages les objets et les situations, le geste créateur se double d’une fine compréhension de ce qu’était l’imaginaire, pas si inconscient que cela, de ces gravures. Merveilleux scientifique, scabreux du monde bourgeois, jeu sur les techniques de reproduction (gravures tantôt fines, tantôt grossières, relevant aussi bien de l’art que de l’illustration technique), etc. : acte provocateur et d’une modernité époustouflante pour l’observateur des années 1930 comme 2020, les collages de Max Ernst ne pourraient-ils pas de plus être considérés comme l’une des plus belles lectures critiques de l’iconographie des supports populaires du XIXe siècle ?