Ancienne colonie britannique, les États-Unis ont toujours eu du mal à se penser en empire malgré les logiques d’expansion territoriale et les ressorts du pouvoir impérial très vite mis en œuvre par la jeune République. Pourtant l’empire reste au centre élusif de toute réflexion sur la puissance américaine et examiner sous son prisme les imaginaires politiques, les discours et les modalités d’une expansion jamais démentie révèle des continuités essentielles sur l’histoire longue tout en nous invitant à réinterpréter certains sauts qualitatifs. En effet, la manière dont l’état impérial américain s’est construit sur de longues périodes (ce que Philippe Golub appelle son « ontogenèse ») met non seulement en évidence la fabrique coloniale de la nation, mais révèle aussi une contiguïté entre les premiers discours sur l’élargissement de « l’empire de la liberté » à partir du premier noyau de l’Union et « l’anticolonialisme impérial » qui, dans les mots de W. Appleman Williams, a d’abord disputé des territoires continentaux aux puissances européennes pour ensuite ouvrir la porte à l’empire formel avec l’appropriation des dernières colonies espagnoles. Et si les répertoires discursifs de l’« unification » continentale furent alors transposés sans effort à l’échelle hémisphérique, lorsque l’engagement dans les deux guerres mondiales permit enfin aux États-Unis d’accomplir le sorpasso de la Grande Bretagne au centre du système capitaliste mondial, l’invention du « Monde libre » servira encore à légitimer leur troisième grande vague d’expansion. Le système impérial américain, tel qu’il a commencé à se construire à partir de 1945, répond en partie à la question de comment les États-Unis se sont représentés le « siècle américain » qui se dessinait au sortir de la guerre, avec le monde entier pour zone d’influence et nouvelle frontière de leur essor capitaliste. Mais alors que l’incapacité des nations industrielles à assumer immédiatement le jeu essentiel de la consommation et des marchés pouvait être remédiée avec un généreux plan d’aide à la reconstruction, l’hostilité de l’Union Soviétique s’avérait plus difficile à contourner. L’anxiété créée par cette globalisation des intérêts américains trouva sa transposition naturelle dans un discours qui présentait la nation la plus puissante au mode comme étant en danger de mort et justifiait de ce fait l’institutionnalisation de vastes engagements stratégiques internationaux afin de contrer l’agression supposée du communisme international. Pour les élites américaines, la « guerre froide » et la défense vitale de cet envers absolu du « Monde totalitaire » qu’était le « Monde libre » vont être, en définitive, le grand récit performatif permettant de mettre en œuvre leur projet de suprématie nationale en temps de paix. Et c’est uniquement sur la base de cette menace perçue que, loin du débat social qui avait accompagné les deux vagues d’expansion précédentes ou l’entrée en guerre avec les puissances européennes, la nation consentira un effort défensif sans fissures sous forme de mobilisation militaire permanente et état d’urgence constant. Dans ce contexte où le concept de « Monde libre » recoupait l’étendue de l’espace impérial sur le plan rhétorique et la politique de l’endiguement en délimitait son périmètre concret, le déploiement de la puissance américaine s’est très vite traduit dans un système d’ordre complexe qui, ni formel ni entièrement informel, articule plusieurs dimensions et fait preuve de stabilité. Il serait cependant inexact de présenter la période 1947-1991 comme un bloc homogène et clôturé en cédant au mirage de la périodisation. La guerre froide a eu beau toucher à sa fin en tant que système de pensée manichéen au service d’un agenda expansionniste bien avant la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’URSS, force est d’admettre que l’opérativité impériale du concept s’est prolongée au-delà de l’épuisement du cadre mental qui lui était propre et que, même après la poussée de fièvre impériale qui a marquée l’invasion de l’Irak en 2003, elle continue à être sollicitée longtemps après sa fin historique proclamée.