Aux deux bouts de la vie du cardinal de Retz, de sa jeunesse à sa vieillesse, deux oeuvres se regardent, deux figures écrites, anamorphotiques, se font face et dialoguent : celle de Jean-Louis de Fiesque, le héros révolté, « passionnément amoureux de la gloire » 1 , double anticipé et exalté, mythe originel où le destin de soi a son empreinte, et celle du Frondeur, historiquement incarnée mais surtout ressuscitée, dépliée et animée par le bruissement de l'écriture depuis le repli silencieux, purement intérieur et mémoriel de Commercy, où Retz a creusé, comme il l'appelle, sa « coquille » d'écrivain. Dans l'intervalle, le heurt avec l'Histoire a laissé moins de succès que d'échecs, d'errances et d'épuisement. Au bilan de toute une existence, le dispositif spéculaire des deux textes menace de faire apparaître l'écart des désirs et de leurs réalisations, le mirage des idéaux, dont les miroitements se sont dissipés, ne laissant à méditer que la vanité du temps passé et perdu.

Et cependant, pour Retz, une existence s'estime, plus qu'à l'aune des échecs, aux actes qui les ont précédés et les ont même rendu possibles, à l'élan où tout a pris source. L'infortune, les fautes et les défaites restent encore la preuve que le moment vécu, si intensément, fut extraordinaire, imprévisible, séminal pour une âme d'élite. Retz s'est jeté dans la Fronde comme, moins de trente ans plus tard, il a commencé d'écrire ses Mémoires, dans l'urgence d'une création, l'oeuvre de plume achevant l'oeuvre de vie, l'épurant, la magnifiant à son plus haut degré de plaisir et de sens. Mais c'est le même mouvement, le même geste continué, geste d'art, qui lui a fait signer l'Histoire en écrivain, des rues de Paris où le conjurateur a dessiné ses lignes d'erres jusqu'aux pages qui ont retrouvé ces traces vives et les ont reprises dans le livre.

En plein crépuscule de l'héroïsme, enténébré par l'encre des moralistes et les ombres du théâtre racinien, Retz en restaure la vertu. Il veut, bien mieux que les exploits, par où le héros s'inscrit dans la temporalité et toujours s'y fragilise, retrouver l'énergie, le génie créateur du conjurateur qu'il fut et le transférer, avec le même enthousiasme, dans la main de l'écrivain qu'il est devenu. Retz sait qu'il a autrefois atteint une forme de transcendance joyeuse, libre qui, quoi qu'il en ait coûté, l'a sauvé du désastre de l'Histoire, située quelque part pour lui entre ridicule et mélancolie. De l'aventure qui l'a précipité dans son destin, Retz retient qu'il a pu y être un artiste. L'écriture entend ne rien dire d'autre, et peu importe qu'elle soit infidèle à ce qui fut réellement vécu, qu'elle mente et travestisse la réalité, qu'elle la colore de fiction ; elle ne saurait parler que de ce soulèvement de l'être qui, dans l'effervescence de la révolte, lui a donné le violent désir de s'écrire à même l'Histoire.

Depuis l'enfance, comme il le confesse à sa destinataire fictive, Retz s'est senti le désir, le « chatouillement » 2 , de la grande action d'éclat, qui lui ferait ressembler aux modèles fictifs ou réels de sa bibliothèque, adorés, « honorés » 3 sous leurs visages divers et entrecroisés. Les dramaturges, les historiens de l'Antiquité, les romanciers baroques et précieux, les mémorialistes eux-mêmes (Corneille, Plutarque, Suétone