Introduction

1Par choix ou par nécessité, sillonner le monde est devenu un mode de fonctionnement pour de nombreux groupes d’individus (Urry, 2010). Parmi eux, Les nomades numériques (NN) ont adopté une pratique qui consiste à travailler tout en voyageant, en utilisant des technologies de communication et de collaboration en ligne (Thompson, 2019). Ils restent toutefois marqués par la solitude (Miguel et al., 2023 ; Chevtaeva, 2021) qui induit de l'instabilité affectant la nature de leurs liens sociaux. Pour contrecarrer ces difficultés, nombreux d’entre eux s’appuient sur les plateformes et réseaux sociaux numériques (RSN). Ces derniers pourraient jouer un rôle significatif dans l'activation de leur capital social numérique (Mancinelli, 2020) dont on sait qu’il est largement mobilisé par les sciences sociales pour décrire les avantages économiques, politiques et sociaux que les individus peuvent tirer de leur réseau de relations. Pour Bourdieu (1980) qui a popularisé le concept de capital social, il s’agit d’un ensemble de ressources qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées, de connaissances mutuelles ou d'appartenances à un groupe. Il peut donc être analysé comme une ressource accumulable à travers la mobilisation des relations sociales (Lin, 1995).

2Depuis l’émergence des TIC, on a vu apparaître le concept de capital social numérique (Jafari et al., 2019) soulignant l'importance des liens sociaux en ligne qu’il nous a semblé intéressant de convoquer pour comprendre la sociabilité des NN (Hall et al., 2019) dont l’ancrage est certes temporaire mais bien réel lorsqu’ils décident de s’installer sur un territoire. Les travaux de De Meo et al. (2014) ont en effet montré que les réseaux sociaux en ligne comme Facebook interviennent comme sources de soutien social et, particulièrement, de renforcement de liens faibles à l’échelle des communautés locales.

3Dans cette perspective, notre recherche interroge la façon dont les PN et plus particulièrement les RSN sont utilisées pour activer et développer le capital social d’une population qui entretient des rapports singuliers avec ses territoires d’accueil. Ces travaux s’appuient sur deux sources : d’une part la construction et l’exploitation d’une base de données originale recensant les cent plus grands groupes Facebook dédiés au nomadisme numérique et d’autre part l’analyse d’un ensemble de verbatim, précisément des « posts », extraits de ces mêmes groupes. En se focalisant sur les spécificités de ces groupes, nous cherchons à caractériser la demande en capital social numérique au sein des communautés virtuelles, c’est-à-dire en ligne, et communautés réelles (« in real life »). Nos résultats contribuent à la compréhension de l'importance des PN pour les NN, en mobilisant la littérature sur le capital social numérique. De surcroît, cette recherche alimente un débat plus large sur les effets des technologies de la communication et de collaboration en ligne sur les liens sociaux.

4L’article se structure en cinq parties. Nous commençons par une revue de littérature sur le capital social numérique et la pratique du nomadisme numérique. Nous présentons ensuite la méthodologue suivie en détaillant notamment la base de données et ses différentes variables. Nous poursuivons en présentant les principaux résultats et analyses avant de proposer une ouverture plus théorique sur les problématiques du nomadisme numérique. Enfin nous terminons nos propos à travers une discussion et une conclusion.

État de l’art

Capital social numérique et réseaux sociaux

5Nous prenons le parti théorique de nous appuyer sur les travaux de Putnam (1995) qui propose de segmenter le capital social en deux types. Selon le sociologue, le bonding capital est basé sur les relations étroites et fortes entre les individus qui partagent des caractéristiques communes, telles que des intérêts, des valeurs ou des identités. Il est souvent associé à des groupes homogènes tels que les familles, les amis proches ou les collègues de travail. Les liens de ce type de capital social sont généralement horizontaux, ce qui signifie qu'ils concernent des personnes ayant une position similaire dans la société, ayant lié des relations de proximité et de confiance. Le bonding capital est particulièrement utile pour accéder à des ressources de divers ordres, comme des conseils amicaux, de l'aide financière ou des conseils professionnels. Il est également utilisé pour la recherche d'informations, en s'appuyant sur l'expertise de l'individu qui détient la bonne information ou le « bon tuyau ». En somme, le bonding capital représente une forme de capital social qui favorise la solidarité et la coopération entre les individus au sein d'un groupe homogène. Le bridging capital est quant à lui un type de capital social qui facilite les interactions entre des individus ou des groupes de différents horizons culturels, économiques, ou sociaux. Contrairement au bonding capital, le bridging capital permet d’établir des ponts entre des individus de groupes différents. Il est souvent mobilisé dans le cadre d’objectifs précis tels que la recherche de nouvelles opportunités professionnelles, l’accès à des informations diverses, ou la création de projets communs. Le bridging capital se traduit par des liens plus distants et moins intimes que le bonding capital, mais il peut être aussi crucial pour l'obtention d'informations, d'opportunités et de ressources.

6Le capital social numérique (CSN) est un concept qui émerge avec la croissance d'Internet et des réseaux sociaux. Pour Christakis et Fowler (2009), le CSN est un des aspects du capital social global. Le concept a évolué pour englober les avantages découlant de l'utilisation des réseaux sociaux en ligne et d'autres technologies numériques pour créer et maintenir des relations sociales (contacts, connaissances, soutien, influence). Pour certains auteurs tels qu’Ellison et Boyd (2013), le CSN se distingue du capital social traditionnel car il se base sur des liens faibles plutôt que sur des liens forts (Granovetter, 1973). Ils expliquent que les réseaux sociaux en ligne permettent aux individus de se connecter à des personnes qui partagent des intérêts ou des objectifs communs, mais qui ne font pas nécessairement partie de leur cercle social proche.

7D’une manière plus générale, les services proposés par Internet permettent de créer des liens faibles à moindre coût, c’est-à-dire de nouer des relations avec des personnes que l’on connaît peu ou pas du tout. Selon Mésangeau (2021), cette caractéristique est au cœur de la mutation du capital social à l’ère numérique. Cette thèse est partagée par d’autres auteurs, tels que Donath et Boyd (2014), qui ont souligné le rôle des réseaux sociaux dans la création de nouveaux liens faibles. Historiquement, Steinfield et al. (2008) ont montré comment Internet avait permis de maintenir des relations à distance et de renforcer les liens existants. Enfin, Valenzuela et al. (2009) ont mis en évidence le rôle des réseaux sociaux en ligne dans la création de nouvelles communautés et la participation à des activités collectives en ligne.

Un lien étroit entre capital social et plateformes numériques

8Les plateformes numériques se définissent comme des architectures qui mettent en relation plusieurs acteurs sociaux, permettant des interactions et des échanges à distance (Casilli, 2022). Elles promeuvent des styles relationnels empreints d'immédiateté, d’horizontalité et de connectivité permanente. Ces nouvelles formes de communication transforment les interactions sociales en réduisant les barrières géographiques et temporelles (Baym, 2015) et ont ainsi un impact significatif sur la manière dont les individus établissent et maintiennent des relations sociales (Papacharissi, 2010).

9Parmi les différents types de plateformes, plusieurs études ont mis en évidence le rôle important des réseaux sociaux numériques comme Facebook dans le développement du capital social. Par exemple, Ellison et al. (2013) ont montré que son utilisation était corrélée à un niveau plus élevé de capital social, mesuré par le nombre d'amis, le degré de participation à des groupes et la réponse aux demandes d’aide. De même, Phua et al. (2017) ont constaté que les utilisateurs de Facebook qui étaient actifs dans la création et le partage de contenu étaient plus susceptibles de développer des relations plus fortes et plus diverses en ligne et hors ligne. Même si ce point ne fait pas l’objet d’un consensus dans la littérature (Song et al., 2014), Shane-Simpson (et al., 2018) ont montré que l’usage de Facebook était associé à une diminution de la solitude et de la dépression, en partie grâce au soutien social perçu reçu par les utilisateurs. D’une manière plus générale, Vitak et al. (2011) ont suggéré que les médias sociaux peuvent favoriser la création de liens forts et faibles, en permettant aux individus de se connecter avec des personnes partageant les mêmes centres d'intérêt et de maintenir des liens avec des amis et des membres de la famille éloignés géographiquement. Les réseaux sociaux numériques semblent donc jouer un rôle important dans le développement du capital social, en permettant aux individus de se connecter avec des personnes partageant les mêmes intérêts, de maintenir des liens avec des amis et des membres de la famille éloignés géographiquement, et de recevoir un soutien social. Facebook, à travers ses groupes, agit comme une sorte de « glue sociale » qui aide les individus s’ancrer localement ou dans leur communauté (Madge et al., 2009).

10Comme nous le présenterons dans nos résultats, ces groupes Facebook semblent particulièrement utilisés par les NN en leur permettant de s'organiser et de se connecter avec d'autres personnes partageant les mêmes intérêts et objectifs. Ces plateformes facilitent la création de liens entre ces individus qui auraient autrement eu du mal à se rencontrer compte-tenu des spécificités de leur mode de vie. Elles permettent en effet de faciliter la communication et de rassembler des personnes évoluant dans des lieux géographiquement éloignés, ce qui contribue à élargir les réseaux sociaux des NN. Leur utilisation pourrait donc être considérée comme un moyen de développer le capital social numérique, en fournissant un accès à une communauté plus large et en favorisant les interactions sociales et la création de liens forts ou faibles.

11A notre connaissance, la littérature semble avoir pourtant négligé le rôle des RSN dans la création et l’activation du capital social numérique, et plus largement en termes de navigation sociales des NN (Wellman, 2012 et al.). Ceci peut s’expliquer par une évolution permanente de leurs fonctionnalités et en conséquence par les obstacles à étudier ces objets.

Le capital social des nomades numériques

12De nombreux travaux ont déjà souligné l’isolement des NN (Dery et Hafermalz, 2016 ; Nash et al., 2018 ; Thompson, 2019) qui s’oriententvers les réseaux sociaux pour contourner ce problème (Fox, 2019 ; Pittman, 2018). Définis comme des travailleurs mobiles privilégiant un mode de vie consacré aux voyages sans date de fin dans plusieurs destinations, tout en continuant à assumer des activités professionnelles liées et nécessitant des technologies numériques (Wang et al., 2018), Sans surprise, les NN prennent part à des communautés en ligne comme membres qui offrent un soutien social et professionnel. Ces communautés peuvent se former sur des plateformes en ligne telles que les réseaux sociaux, les forums de discussion ou les applications de messagerie instantanée entre pairs. Selon Lee et al. (2019), les communautés en ligne influencent les choix d’installation des nomades numériques. A cet égard, des auteurs comme Kozinets (2010) ont souligné l'importance des réseaux sociaux numériques pour la construction de l'identité et des relations sociales des individus. Ils offriraient des espaces pour l'expression de soi, la socialisation et le travail pour les nomades numériques.

Hypothèse : les PN contribuent au capital social des nomades numériques

13L’arrivée des PN a, d’une manière générale, fortement modifié l’acception du terme communauté. Alors que dans les années 80, Tönnies (1987) la considérait comme fondée sur le proximité géographique et émotionnelle avec des interactions directes, elle est maintenant entendue comme un agrégat d’utilisateurs sans ancrage géographique commun. La dimension numérique suggère que « les interactions physiques en face à face entre ses membres ne sont plus nécessaires » (Proulx, 2006). Les interactions au sein de la communauté laissent à penser qu’elles seraient seulement virtuelles, surtout lorsque celles-ci se déroulentsur des plateformes numériques.

14Pourtant, dans le cas des NN, il existerait une forme d’enchevêtrement entre communautés virtuelles (on line) et réelles (off line). En utilisant ces groupes, les NN peuvent rencontrer d'autres personnes qui partagent les mêmes intérêts et passions, qui vivent dans la même région, ou qui viennent de la même région d'origine. En rencontrant régulièrement ces personnes dans des événements ou des activités organisées par ces groupes, les NN développeraient des liens plus forts et plus personnels, qui correspondent à un capital social de type bonding. Nous faisons l’hypothèse que faire partie d’un groupe Facebook « géographique » constitue une première étape pour les NN pour se sentir connectés à une communauté locale et rechercher des liens sociaux, même si la valeur sociale de la relation peut aussi être diminuée si elle est redondante ou si le lien est trop volatile. Ensuite, nous estimons qu’il est nécessaire d’analyser les échanges au sein des groupes pour déterminer la part des liens qui unissent (bonding) et celle des liens qui relient (bridging).

Méthodologie

Les groupes Facebook reconnus comme communautés virtuelles pour les nomades numériques

15Afin de comprendre le rôle des PN dans la constitution du CSN des NN, nous nous sommes appuyés sur une méthode mixte. Les données du réseau social Facebook, réseau où l’on retrouve des « individus répartis entre affinités réelles et virtuelles » (Haklay et al., 2008) ont été exploitée pour bâtir une base de données originale. Elle a été construite par extraction manuelle des contenus des cent plus grands groupes dédiés aux NN en termes de nombre de membres. Ce réseau a été retenu pour le caractère relativement horizontal des échanges, comparativement à Twitter par exemple. De surcroît, en 2020, un rapport de Pew Research Center a révélé que 53% des adultes américains utilisent les groupes Facebook, tandis que 28% utilisent les groupes de discussion en ligne (comme Reddit ou Discord).

16La justification du choix de ce RSN vient aussi du fait que, selon Kosinsky et al. (2015), il est de plus en plus reconnu comme un puissant outil de recherche pour les sciences sociales et que l'utilisation des réseaux sociaux numériques dans la recherche est souvent relativement simple et produit généralement des résultats solides. Les bases de données des groupes Facebook restent un corpus empirique peu exploité même leur analyse comporte certaines limites : leurs caractéristiques peuvent rapidement évoluer (variation du nombre de membres, risque d’abandon, changement de nom de groupe, etc.), voire être manipulées.

Construction d’une base de données des 100 plus grands groupes Facebook

17Chacun des groupes sélectionnés a été spécifié en précisant : i) sa dénomination, ii) le degré d’activités (nombre de postes moyens par jour), iii) la thématique générale ainsi que iv) l’échelle géographique correspondante pour les groupes dédiés à un territoire particulier. Ces éléments ont permis de bâtir une typologie originale et surtout de souligner l’importance de la géographie dans la constitution de communautés virtuelles de NN. Ces données ont été extraites en 2019 puis en 2023.

18Précisons que le nombre de membres d'un groupe et son degré d’activité peut être considéré comme des proxy du capital social (Upton et Cook, 2002) offerte par celui-ci. Ainsi, un capital social important, offrira davantage de sociabilités (opportunités professionnelles de type réseau professionnel, partenariats, relations amicales, …). Cet élément justifie l’intérêt porté sur les groupes rassemblant le plus de membres.

Tableau 1 : Modalités de spécification des groupes

Dénomination du groupe	Exemples : Digital Nomads Medellín, Female Digital Nomads
Degré d’activité	De très actif (>10 posts / jour) à inactif (<1 post / jour)
Thématique générale	Géographique, Social, Utilitaire, Professionnel, Généraliste
Échelle géographique (si pertinent)	Continent, Pays, Région, Ville

Les regroupements thématiques par l’analyse des dénominations des cent premières communautés ont permis de construire une typologie en cinq catégories selon le type de proximité dominant : groupes généralistes, groupes utilitaires répondant à un type de besoin, groupes sociaux (femmes, famille, …), groupes appartenant à un secteur professionnel (entrepreneurs, traducteurs, …) et enfin groupes géographiques. C’est sur ces derniers types de groupes que nos analyses se centreront, compte-tenu de l’importance de la proximité géographique dans la constitution du capital social.

En outre, le degré d’intensité d’utilisation du réseau par les membres du groupe fournit un indicateur des interactions entre membres et révèle le dynamisme de la communauté. Il peut être considéré comme un indice de la qualité et de la quantité des interactions entre les membres du groupe. En d'autres termes, plus un groupe est actif, plus les membres échangent et partagent des informations, des connaissances, des ressources et des opportunités. Cela peut renforcer la cohésion et la solidarité entre les membres, mais aussi favoriser l'émergence de nouvelles relations sociales et professionnelles. Par conséquent, tout comme le nombre de membres, le degré d'activité peut être lié au degré d'activation du CSN.

Extraction de cent verbatim issus des groupes géographiques

Une fois ces groupes sélectionnés et afin de disposer d’éléments textuels pour qualifier les liens entre nomades, nous avons construit une seconde base de données de cent verbatim issus de dix groupes géographiques parmi les plus les actifs. Ce corpus, bâti pendant la période d’octobre 2023, a permis de procéder à des regroupements thématiques ayant abouti à la segmentation suivante : recherche d’hébergements ; opportunités d’affaires ; relations sociales et rencontres amicales ; conseils juridiques ; recommandations générales.

Résultats

Analyse de la base de données des groupes Facebook

19La constitution de la base de données donne une première approche de la nature des communautés virtuelles de NN. En novembre 2023, le recensement des 100 plus grands groupes Facebook rassemblait 1,37 million de membres contre 0,6 million en 2019, soit une hausse significative de 228 %. Précisons toutefois qu’il est impossible de vérifier les inscriptions multiples, c’est-à-dire les individus s’inscrivant à plusieurs groupes.

20Les seuls dix premiers comptaient un total 0,8 million de membres soit 58 % du total en 2023 contre 0,45 million et 74 % du total en 2019, ce qui fait état d’une concentration certes élevée mais de plus en plus faible. Le nombre de membres par groupe s’avère très variable, allant de 0,16 million pour le plus grand, Digital Nomads Around the World, contre 350, Hanoi Digital Nomads, pour le plus petit. Au niveau géographique, c’est Bali Digital Nomads qui est le plus important avec 52 000 membres en 2023, suivi de Lisbon Digital Nomads and Expats (45 100).

2158 des 100 premiers groupes sont de nature « géographique », c’est-à-dire qu’ils correspondent à un périmètre géographique donné. L’association de plus de la moitié de ces groupes à une échelle spatiale est un élément à souligner car il révèle un effet géographique pouvant, le cas échéant, aboutir à une proximité physique. Au regard de leur intitulé, nous distinguons quatre échelles spatiales : la ville, la région, le pays et le continent. L’ensemble des groupes spatialement situés compte 0,46 million de membres en 2023, soit 36 % du total des 100 premiers groupes, contre 0,16 million en 2019 (soit 27 % du total). On peut déduire de cette hausse de neuf points un intérêt croissant pour les échanges virtuels traitant des aspects géographiques du nomadisme numérique.

Figure 1 : Répartition des groupes Facebook par type en novembre 2023

22En 2023, les groupes par ville sont les plus nombreux (34 % pour 96 000 individus) devant ceux par pays (18 % pour 31 000 individus) et région (6 % pour 24 000 individus). A noter la présence de deux groupes continentaux (Europe et Asie rassemblant seulement 10 000 membres). L’échelle de la ville semble ainsi être privilégiée par les NN qui échangent online. Elle correspond à un niveau de proximité géographique élevée et permet plus facilement la rencontre physique, autrement dit une projection plus aisée entre le virtuel au réel. Par ailleurs, on relève une géographie fortement différenciée par rapport aux concentrations d’activités économiques et aux grands pôles mondiaux dans le domaine de l’économie numériques : les communautés en ligne de type géographique sont nombreuses à être « localisées » hors des grands centre pôles serviciels de l’économie numérique (Bali, Chiang Mai, Lisbonne).

23On relève par ailleurs une forte disparité en termes de dynamisme dans la période de référence : si le nombre de membres du groupe « Chiang Mai Digital Nomads » a augmenté de 11 % en 4 ans, celui du groupe « Digital Nomads Croatia » a quant à lui cru de près de 4 000 %. En dehors d’un possible effet de mode, ce point souligne une forme de déplacement du CSN vers de nouvelles destinations et met au jour un moyen inédite de mesurer les dynamiques territoriales des NN.

Tableau 2 : Extrait de la base de données des 20 plus grands groupes Facebook dédiés au NN

Nom du groupe	Degré d’activité*	Nombre de membres (avril 2023)	Type	Échelle géographique	Évolution 2019-2023
Digital Nomads Around the World	TA	157600	Généraliste	-	35%
Digital Nomad Jobs - Remote Jobs @ letsworkremotely	TA	154100	Généraliste	-	382%
Remote Work & Jobs for Digital Nomads	TA	138900	Utilitaire	-	54%
Digital Nomads		108400	Généraliste	-	ND
Female Digital Nomads	TA	83600	Groupe social	-	49%
Digital Nomad Entrepreneurs	TA	59000	Professionnel	-	20%
Bali Digital Nomads	TA	52000	Géographique	Région	300%
Digital Nomads Hub	MA	49300	Généraliste	-	135%
Lisbon Digital Nomads and Expats	TA	45100	Géographique	Ville	264%
Chiang Mai Digital Nomads	TA	37700	Géographique	Ville	11%
Online Teaching Jobs (ESL) | Digital Nomads	MA	37400	Professionnel	-	534%
Digital Nomads Spain	MA	33300	Géographique	Pays	446%
Accommodation for digital nomads in Lisbon	TA	26100	Géographique	Ville	1035%
Digital Nomads - The Solo Female Traveler Network	MA	22300	Groupe social	-	112%
Digital Nomads Forum	MA	20900	Généraliste	-	95%
Gran Canaria Digital Nomads	MA	19600	Géographique	Région	308%
Sri Lanka 🇱🇰 Foreigners | Expats | Digital Nomads	TA	16900	Géographique	Pays	160%
Portugal Digital Nomads by DigitalNomads.PT	MA	15000	Géographique	Pays	285%
Barcelona Digital Nomads	MA	13200	Géographique	Ville	843%
Digital Nomads Medellin	TA	12900	Géographique	Ville	130%
Digital Nomads Croatia	NC	11800	Géographique	Pays	3694%

*Le degré d’activité est mesuré en nombre de postes moyen par jour. TA : Très actif >10 ; MA = Moyennement Actif 1<x<10; PA = Peu Actif <1 ; I = Inactif

24Outre la quantité de membres, la qualité des liens au sein du groupe est un facteur déterminant. Certains groupes peuvent en effet avoir un volume important d’individus, mais ils peuvent être peu actifs ou peu impliqués. De plus, le capital social offert par le groupe peut être constitué de liens faibles, c'est-à-dire des relations peu intenses mais qui peuvent tout de même être utiles pour l'accès à certaines ressources. Ainsi, la quantité de membres d'un groupe ne doit pas être le seul critère à prendre en compte pour évaluer la valeur du capital social offert. Le degré d'activité peut également être influencé par d'autres facteurs, tels que la nature de la thématique du groupe, la qualité du contenu publié, la fréquence des mises à jour, etc. Notre BDD montre un degré d’activité relativement élevé dans la plupart des groupes, 52 sur 100 publiant au moins 1 post par jour. Parmi les 13 groupes considérés comme très actifs (nombre de posts supérieur à 10 par jours), on en relève 6 dans la catégorie « géographiques », ce qui témoigne d’un besoin d’échanges et d’informations lié au territoire d’accueil.

Le fait que la moitié des groupes recensés s’avère « géographiques » au sens où ils adoptent une dénomination incluant un territoire (ville, région, pays, continent) montre qu’une partie non négligeable des expériences en ligne sont territorialisées. Autrement dit, ces communautés sont des espaces virtuels incluant une forme de proximité géographique.

Analyse d’une sélection d’échanges sur les groupes Facebook

26D’une part, la catégorie relative au bonding capital rassemble les posts liés à l’approfondissement des relations sociales et des rencontres amicales ou professionnelles. D’autre part, la catégorie relative au bridging capital intègre les posts des individus cherchant à élargir leur communauté afin de renforcer leur capacité à obtenir des ressources. Les quatre critères de Putnam (2000) ont été utilisés pour apprécier chaque post. Pour le bridging capital, il s’agit : 1) d’être tourné vers l'extérieur, 2) d’être en contact avec un plus grand nombre de personnes, 3) de se considérer comme faisant partie d’un groupe plus large et 4) d’avoir une réciprocité diffuse avec une communauté plus large. Pour le bonding capital, il s’agit 1) du soutien émotionnel, 2) de l'accès à des ressources rares ou limitées, 3) de la capacité à mobiliser la solidarité et 4) de l'antagonisme avec l'extérieur du groupe. Par exemple, le post : « Hi everyone! I just arrived in Malta, anyone for a coffee? » a été catégorisé comme une demande de bridging capital. En revanche, le post : « Hello! I am looking for a native English teacher, preferably American, I am level B2 and I would like to achieve C1 or C2. Group or private lessons would be ideal, bonus if you are in Sliema » a été catégorisé comme relevant d’une demande de bonding capital.

27Les résultats présentés dans la figure 2 montrent une légère prépondérance des posts liés au bridging capital (52 contre 39 pour le bonding capital), sauf en ce qui concerne les opportunités d’affaires avec deux fois plus de posts pour le bonding capital. La quantité de posts relatifs aux relations sociales et amicales étant à égalité (10). En termes de thématiques, ce sont d’abord les informations à caractère général (24) qui sont demandées dans les groupes FB, suivies par la recherche de relations sociales et amicales (22) et les opportunités d’affaires (20). Il est intéressant de souligner que ces dernières correspondent majoritairement au bonding capital, ce qui traduit un besoin de confiance pour mener des activités économiques. A l’inverse, les demandes d’informations générales liens relatifs au sont principalement des liens de type bridging, c’est à dire ouverts.

Figure 2 : Répartition des posts entre bonding capital et bridging capital par thématique

28En termes d’interprétation, si l’on sait que les groupes Facebook fournissent des informations sur les événements, les activités et les endroits à visiter dans la région, ils sont également utilisés pour se connecter avec des personnes locales ou des autres voyageurs qui se trouvent dans la région, échanger des conseils et des recommandations, et même organiser des rencontres ou des événements en groupe de type « Meet-up ». On constate un relatif équilibre entre bonding et bridging capital ce qui est susceptible de montrer une complémentarité. Les liens forts peuvent faciliter la transition vers des interactions de type bridging en offrant de la confiance. Les membres se sentent plus enclins à explorer des opportunités en dehors de leur cercle immédiat s'ils ont déjà établi des relations solides à l'intérieur. Cette complémentarité entre bonding et bridging capital reflète par ailleurs la mobilité inhérente aux modes de vie des NN. Les liens forts créés par le bonding capital offrent une stabilité émotionnelle nécessaire, tandis que les liens faibles du bridging capital permettent une transition facile entre différents contextes géographiques.

29Dans la section suivante, nous proposons une sélection de posts permettant d’illustrer la distinction entre bonding et bridging capital

Bonding capital : un soutien social

30Comme le montrent les verbatim suivants, l’analyse des posts de type bonding capital souligne une volonté de créer des liens avec des personnes ayant des intérêts similaires. Cela se traduit par le partage d’informations personnelles permettant aux personnes de se connaître et encourager les relations sociales : « Hi everyone, my name is Emily and I am moving to Lisbon as a digital nomad in just under 2 weeks now! so I'm really excited to make Lisbon my official home base. I'm a freelance content creator / social media strategist who can mostly be found travelling, working from fun cafes, frequenting new cocktail bars and restaurants, have a penchant for buying old film cameras and am trying to improve my surfing skills. I would love to connect with like-minded people in Lisbon who want to work, explore, work-out, find rooftop bars » (Emily, Lisbon Digital Nomads).

31Le besoin de proximité géographique facilite l’émergence de bonding capital, autrement dit le fait de se retrouver au même endroit. Ceci est complété par de la proximité sociale qui se traduit par le souhait de se retrouver entre pairs, en fréquentant les mêmes lieux, pour partager leur expérience du territoire dans lequel ils sont installés : « Hello everyone, I've recently moved to Lisbon and I'm currently searching for a music community to join out here. I'm specifically into live music as a pastime after work. Would appreciate it if anyone could share any good spots for music such as jazz, neo-soul, rnb, rock, salsa etc? Would also be great to see some of these live performers together! » (Johan, Lisbon Digital Nomads and Expats) ; « We also partner up with other businesses and organisations, especially those based in Ireland, that promote local goods & services - in particular relevant to digital nomads » (Extrait de la description du groupe Digital Nomad Ireland).

32Dans la même perspective de montrer la façon dont les posts visent à favoriser le capital de type bonding, citons Alex ( Chiang Maî Digital Nomads) : « If any of you is interested in working with me on video/photo projects let me know ».

33Les membres des groupes peuvent également organiser des événements, des rencontres en personne pour permettre une interaction en face à face et établir des relations plus approfondies avec la communauté locale comme on le voit avec la communication sur un événement ouvert à toute la communauté issue du secteur de la « Tech » à Bali, entreprises locales et nomades compris.

Figure 3 : Affiche postée sur le groupe « Bali Digital Nomads »

34Certains nomades numériques cherchent des colocataires pour une villa avec des personnes qui partagent leurs passions, notamment leur créativité, la pratique du yoga et de la méditation, et leur intérêt pour les cafés locaux. Dans l’exemple suivant, cela va au-delà d’un simple partage des coûts, il s’agit créer une connexion personnelle basée sur des intérêts communs. le nomade souhaite nourrir des expériences communes en mentionnant sa période de séjour et des possibilités de rencontres physiques. A cet égard, le post fourni des éléments à caractère privée comme les passions ou le type de personnalité. Le nomade tente de rencontrer d’autres personnes pouvant partager des expériences de vie similaires, une des caractéristique du bonding capital : « Hello everyone! I'm looking for some lovely roommates to share a beautiful villa with. I'll be arriving on November 27th and plan to stay for about a month. I'll be traveling solo and I'm a huge fan of social media, especially when it comes to creating aesthetic content, that's why I am interested in renting an aesthetic villa. I'm all about creativity and I'll also be doing some yoga and meditation in Bali. I'm working full-time remotely, and I can't resist exploring local cafes. If you share my passions and are interested in sharing an aesthetic place, just shoot me a DM » (Alan, Bali Digital Nomad).

Bridging capital : un levier pour élargir son réseau

35Les posts Facebook relatifs au bridging capital présentent des individus cherchant à élargir leur réseau social et professionnel. Certains expriment le besoin de trouver des ressources avec une volonté d'élargir le cercle de professionnels travaillant sur un projet. D’autres montrent quelqu'un cherchant des colocataires pour partager un logement, exprimant une volonté de créer des liens sociaux pendant son séjour. Ces posts révèlent une recherche active de connexions externes pour des besoins professionnels ou sociaux, illustrant ainsi la quête de capital social de type bridging. Les individus semblent vouloir étendre leur réseau au-delà de leur cercle immédiat, cherchant des partenaires de design, des colocataires partageant des intérêts similaires, ou des informations utiles liées à leur situation spécifique, comme le visa dans ce post : « En tant que résidente européenne en Belgique, est-il possible de s'enregistrer et s'immatriculer en tant que freelance dans un autre pays tel le Portugal, la Bulgarie, la Grèce, Monaco, sans détenir une propriété, ou avoir une adresse ? Si oui, si non y a-t-il des alte natives ? » (Céline, Digital Nomad Francophone).

36Ils permettent de relier des membres pour des demandes de services ponctuels et des échanges d'informations pratiques et précises. Les liens qui se créent sont souvent temporaires et peu profonds : « Looking for people who would like to rent a car and go to Teide next week! Please message me » (Juan, Tenerife Remote workers and Digital nomads) ; ... « Would love some advice from other nomads / business owners in South Africa that have experience with this: How did you set up your Stripe account? I'm currently using Paypal and it's just unnecessarily time consuming on admin » (Julia et Nicco, Cape Town Digital Nomads). .

37En définitive, qu’ils s’agissent de posts relatifs au bonding capital ou au bridging capital, la pratique de l’espace virtuel, c’est-à-dire les interactions sur la plateforme FB, se réalise par la pratique de l’espace réel, autrement dit par le vécu présent ou futur des nomades sur le territoire. Les TIC introduisent à cet égard une nouvelle forme d’apprivoisement, voire d’appropriation du territoire. Nos résultats nuancent en outre, ceux de Haythornthwaite (2002) qui suggèrent que les nouvelles technologies de communication telles que l'Internet sont intrinsèquement utiles pour former et maintenir des réseaux de liens faibles. D’après nos travaux, elles peuvent tout autant, dans le cas des NN, encourager les liens forts.

Discussion et conclusion

38L'analyse des relations entre le nomadisme numérique et le capital social numérique soulève plusieurs questions essentielles quant à l'impact des plateformes numériques sur la sociabilité des NN. En examinant les interactions au sein des communautés virtuelles des NN, nous pouvons discerner des dynamiques complexes de construction du capital social numérique, mêlant à la fois des éléments de bonding et de bridging.

39Les plateformes numériques, en particulier les réseaux sociaux comme Facebook, ont émergé comme des éléments clés dans la vie sociale des NN, offrant des espaces où ils peuvent se connecter, partager des expériences et établir des liens. Cependant, il est crucial de noter que ces liens ne sont pas exclusivement virtuels. Les groupes Facebook géographiques, par exemple, fonctionnent comme des passerelles entre le monde en ligne et la réalité physique. Les NN peuvent utiliser ces groupes comme des points de départ pour des rencontres in situ, transformant ainsi les liens en ligne en des relations plus concrètes.

40L'idée selon laquelle les plateformes numériques jouent le rôle de « glue sociale » pour les NN est selon nous intéressante à explorer davantage. Ces plateformes agissent non seulement comme des facilitateurs de liens sociaux, mais elles sont également des catalyseurs de l'ancrage local. Bien que cela reste marginal, les NN, souvent confrontés à la solitude, peuvent utiliser ces plateformes pour s’intégrer dans des communautés locales, renforçant ainsi leur capital social de type bonding. Cette constatation souligne l’importance des interactions en ligne pour combattre l’isolement ressenti par les NN (Thompson, ibid).

41L’hypothèse que les PN contribuent au capital social des NN semble se vérifier dans la manière dont ces professionnels nomades utilisent activement ces plateformes pour établir des liens significatifs. Les groupes Facebook géographiques, en particulier, semblent jouer un rôle central dans cette dynamique, agissant à la fois comme des espaces d’échange d’informations et comme des facilitateurs de rencontres physiques. Cependant, il est également important de noter que la qualité des liens formés au sein de ces groupes peut varier, ce qui soulève la nécessité d’une exploration plus approfondie des nuances entre les liens « bonding » et « bridging » dans le contexte du nomadisme numérique.

42Enfin, la discussion sur l’interaction entre les communautés virtuelles et réelles des NN suggère que les liens créés en ligne peuvent transcender le cadre numérique. Les NN ont la possibilité de transformer des relations en ligne en rencontres « in real life », ce qui soulève des questions intéressantes sur la nature fluide des relations sociales dans l’ère numérique. Cela renforce l’idée que, bien que les interactions en ligne soient un point de départ, l’aspect « offline » reste crucial pour le développement d’un capital social robuste chez les NN.

43En conclusion, notre étude révèle le rôle déterminant des plateformes numériques (PN) dans la vie des nomades numériques (NN), en particulier pour ceux moins aguerris à ce style de vie. Ces PN émergent comme des pivots essentiels, facilitant l’entrée des NN dans une communauté virtuelle qui transcende les barrières géographiques. Dans cette société « liquide », où la mobilité et la flexibilité sont prédominantes, les PN deviennent des points d'ancrage, permettant aux NN de trouver des communautés d'appartenance temporaires et mobiles. Elles contribuent à une culture commune dépassant les cultures nationales d’origine.

44Notre analyse souligne également la présence d'une forte entraide entre les NN au sein de ces plateformes. Face à la solitude et à l'instabilité qui caractérisent leur mode de vie, les NN utilisent clairement les PN pour échanger des conseils, partager des expériences et trouver un soutien social et professionnel. Cependant, cette dynamique révèle un tiraillement chez les NN. Bien que les PN contribuent de manière significative à la diffusion spatiale du capital social des NN, ces professionnels semblent manifester un relatif faible intérêt pour le local. Ils occupent davantage un rôle de consommateur que d’acteur du territoire, entraînant un capital localement désancré vis-à-vis de la société locale. Ce phénomène, en lien avec les concepts de "société liquide" de Bauman (2018) et de "non-lieux" de Augé (2015), souligne une nouvelle géographie de la production induite par les plateformes.

45Notre recherche met en évidence que les NN, qu'ils soient considérés ou non comme des résidents fiscaux, exercent leur activité professionnelle dans le territoire où ils se situent physiquement. Ainsi, les PN jouent un rôle essentiel dans la redéfinition des paradigmes géographiques de la production, émergeant comme des vecteurs de cette transformation vers des formes de travail plus mobiles et déterritorialisées.

46En dépit de ces avancées, notre travail souligne également des nuances et limites importantes comme la difficulté de mettre en place un dispositif de contrôle des données.D’autres méthodes comme des enquêtes par entretiens semi-directifs pourraient permettre d’explorer plus profondément les facteurs qui influent sur la qualité des liens formés en ligne et hors ligne. Ce travail empirique ouvre donc la voie à des investigations futures sur la manière dont les plateformes continuent d'influencer la sociabilité, l'entraide et le capital social numérique dans un monde de plus en plus connecté et mobile.