Sport et storytelling

Le sport est riche en histoires et anecdotes, qui en constituent le lore, cet ensemble des traditions et histoires propres à une culture. Pour reprendre la tripartition de Gérard Genette (1930-2018 ; 1972), ces histoires donnent lieu à des récits, performés par des narrations dans des contextes communicationnels et médiatiques, ces récits constituant de véritables ressources pour les médias et les industries culturelles, tout comme pour le personal branding ou marketing de soi des sportif·ves.

La dimension communicationnelle que peut prendre le discours narratif trouve un terrain propice dans le complexe sport-média qui occupe un vaste pan de ce domaine d’activité, mais aussi dans la communication publique des institutions et organisations qui le structurent. S’il existe de nombreuses définitions du storytelling, tant cette notion est ductile, voire labile, nous choisissons, à la suite de Walter R. Fisher (1931-2018 ; 1987) et Francesca Polletta (1998 ; 2006) de nous référer à Erving Goffman (1922-1982 ; 1991), au sens où il vise une gestion des apparences et de cadrage de l’expérience à la suite de Robert D. Benford (1993) et de Gary A. Fine (1995). En d’autres termes, nous le considérons comme une forme d’organisation, ici narrative, de l’expérience. Le storytelling constituerait donc une fabrication bénigne, une certaine orientation dans la présentation de la réalité, n’allant pas à l’encontre des intérêts de la personne ainsi « manœuvrée » (Goffman, 1991 : 97). La transformation, cachée, vise à naturaliser le cadrage narratif de l’expérience, c’est-à-dire son rapprochement de patrons plus ou moins universels ; elle conduit à son appréhension comme un cadre primaire, celui que tout individu met en place pour donner sens à une situation donnée. Ce cadre fabriqué implique donc les actants d’une situation, mais aussi les spectateurs de celle-ci dans leur engagement cognitif et affectif. Il permet une définition de la situation qui ordonne celle-ci et structure les événements comme les modalités de notre participation (ibid. : 19). C’est cet aspect qui confère au narratif une dimension persuasive. En effet, mode de structuration et d’organisation des événements, le storytelling est « un discours de constitution d’une histoire unique, qui donne un sens à des éléments fragmentés et qui permet à celui ou celle qui l’utilise de légitimer des messages ou des actions, de réaliser des intérêts personnels déterminés, de fédérer des clients, des téléspectateurs ou des électeurs » (Belletante, 2010). Mise en discours des cadres, il leur donne une forme concrète par les histoires ainsi racontées (Fine, 1995), les exemplifie (Benford, 1993). F. Polletta (1998) souligne que, comme toutes les formes culturelles, les histoires reproduisent l’existant et fournissent des outils pour le modifier, la question n’étant pas seulement d’en déterminer les dimensions structurelles que les conditions sociales dans lesquelles elles sont familières, aisées à communiquer et font autorité.

Le storytelling constitue un levier d’enrôlement et de fidélisation des publics, le cadrage narratif orientant les modalités d’engagement dans le spectacle sportif (Bromberger, Lestrelin, 2008), si l’on envisage le public au sens spectatoriel, ou dans une pratique, si l’on adopte une acception plus large de la notion. Le storytelling consiste donc en un mode de relation au(x) public(s), lié à des registres variés d’identification. En effet, chaque public a ses propres critères pour déterminer quelles sont les histoires les plus à même de correspondre à ses attentes et conduites (Fisher, 1987). En d’autres termes, la multiplicité des storytellers induit la possibilité de raconter une même histoire sous divers angles. Mais au-delà de la différence de focalisation, ce sont des discours différents associés à ces histoires. Le mythique « miracle sur glace », surnom donné à la victoire des États-Unis sur l’URSS lors des Jeux Olympiques de 1980, a connu des narrations variables en fonction des enjeux que cette finale du tournoi olympique revêtait pour les ressortissants des divers pays.

Qui raconte ? Les producteurs d’histoires

Selon le principe de la logique énonciative, le storyteller donne un poids différent à l’histoire ou une orientation spécifique. Ainsi l’utilisation du sport comme ressource de soft power en fait-elle un outil de production de discours comme de contre-discours. L’espace public suppose des points de vue et donc des narratifs contradictoires, situation que l’on retrouve notamment sur le plan organisationnel dans les conjonctures de tension entre athlètes/clubs/fédérations/kops (au sens élargi de groupe de supporters, de fans).

Globalement, nous pourrions dire que dans le cas qui nous occupe, le storytelling est le fruit d’une configuration entre 4 groupes d’acteurs/storytellers : les médias, les organisations (fédérations, ministères, clubs, mais aussi sponsors), les sportif·ves, les publics, chacun de ceux-ci adaptant cette ressource discursive à ses fins et selon un répertoire qui lui est propre (Polletta, 2006). Pour affiner le propos, la construction de l’image de l’athlète/équipe/sport est davantage une co-construction, dans laquelle sont parties prenantes les journalistes, les institutions et les sportif·ves, notamment à la faveur d’un media training rodé. Les publics occupent, quant à eux, une place spécifique au sens où ils sont les destinateurs, les personnages et les relais de ces récits. Ils contribuent à les construire, à s’en faire l’écho, mais aussi les acteurs, en tant qu’ils participent au spectacle sportif (Bonnet, Boure, 2008).

La question du storyteller va aussi conditionner les imaginaires convoqués : si la National Basketball Association (NBA) renvoie aux mythes fondateurs américains (Descamps, 2015), certains sportif·ves vont préférer référer à la street culture et aux éléments identitaires des populations afro-américaines, qui constituent non seulement le public (également entendu comme consommateur de merchandising comme de produits dont les athlètes sont les égéries), mais aussi les effectifs de la ligue. Ce mouvement du hip-hop ball servit une forme d’empowerment durant une dizaine d’années à partir de la fin des années 1990 comme il illustra les conflits et débats internes à la communauté : la recherche d’un public mainstream à des fins commerciales entre difficilement en conjonction avec l’injonction à une certaine authenticité acquise par l’expérience de la rue, renvoyant aux controverses entre intégrationnisme et séparatisme, mixité et non-mixité de l’action politique et militante. Comme le souligne Patrick Mignon (2007 : 149), les sportif·ves « peuvent incarner différentes figures de la grandeur, […] saints […] artistes […] héros », variation qui ne dépend pas seulement de qui ils ou elles sont, mais aussi du point de vue adopté pour narrativiser leurs trajectoires et agissements. La mise en forme des parcours de vie ou des actions peut trouver différents patrons, en fonction de l’énonciateur-storyteller, des intérêts qui sont les siens dans cette mise en forme. Le genou à terre du joueur de football américain Colin Kaepernick lors de l’hymne national américain (2016) en protestation contre les violences policières subies par les Afro-Américains et les conflits avec la NFL (National Football League) qui s’ensuivirent furent l’objet de traitements diversement favorables : ce geste fut narré comme l’agissement d’un antipatriote, ou celui d’un héros sacrificiel, c’est selon. Alimentant ce second discours, notons l’utilisation mercantile par la société Nike dans la campagne commémorant les 30 ans de son slogan « Just do it ! » (2018; « Believe in something. Even if it means sacrificing everything. Just do it ! [Crois en quelque chose. Quitte à tout sacrifier. Fais-le !] »).

« Colin Kaepernick Kneels During National Anthem on ‘Monday Night Football’ ». Source : ABC News sur YouTube.

Comme le souligne une fois de plus P. Mignon (2007), les sportif·ves sont des supports d’identification multiples, et, en tant que tels, ils et elles se voient accorder différents rôles identitaires et donc d’identification par les publics. Au-delà d’une simple exemplification des cadres, l’histoire des athlètes est érigée en exemplum (Rialland, 2009, reprenant Aristote [384-322 av. J.-C.]), récits mettant en scène des figures d’instanciation et/ou d’exemplarité, à la portée persuasive proportionnelle à la valeur individuelle. Ainsi, Joseph Nye, géopolitologue et inventeur de la notion de soft power, place le basketteur Michael Jordan en vecteur de l’image du self-made man, au même titre que le magnat des médias Ted Turner ou Bill Gates, le créateur de Microsoft.

Cela a été évoqué, les parcours et agissements des athlètes ne sont pas les seuls objets de storytelling. Le besoin d’introduire une dimension narrative à l’origine d’une pratique sportive, d’un club, d’une équipe, d’une fédération ou une ligue, d’une compétition ne peut que servir la communication d’institutions qui établissent des transferts d’image à partir des valeurs de rassemblement, de victoire sur soi-même ou l’adversité charriées par ces histoires. En voici quelques exemples : l’histoire du rugby et le mythe du geste inaugural de William Webb Ellis (1806-1872), qui, lors d’un match de football, se serait saisi du ballon et aurait filé vers la ligne de but ; les supporters du Red Star FC qui, en choisissant Rino Della Negra (1923-1944) comme icone, en instancient les valeurs humanistes par un transfert entre le membre du groupe Manouchian et le club où il fut licencié ; le parcours victorieux de la sélection sud-africaine durant la Coupe du monde de rugby 1995 où les relations entre son capitaine et le président de l’Afrique du Sud Nelson Mandela (1918-2013) auraient permis de réconcilier une nation divisée ; l’usage de l’histoire de Jackie Robinson (1919-1972), premier joueur afro-américain à jouer dans la ligue majeure de baseball, par la Major League Baseball (MLB) comme gage de ses visées intégrationnistes. Vecteur de communication pour des organisations et institutions, le sport trouve dans le storytelling un outil dans des domaines comme la diplomatie (en 1952, les premiers athlètes soviétiques participant aux Jeux Olympiques eurent des agissements particulièrement amicaux envers les autres sportif·ves, notamment étasuniens, les journaux du bloc de l’Est comme de l’Ouest réservant une place de choix aux récits de ces fraternisations qu’ils commentèrent diversement), la politique (en 1998, le président Jacques Chirac [1932-2019] utilisa amplement le parcours de l’équipe de France comme levier afin de regagner une certaine popularité) ou en communication des organisations (par le truchement du sponsoring si l’on songe à l’histoire de C. Kaepernick évoquée plus haut).

Enfin, ces storytellers que sont les médias plus ou moins spécialisés participent, par la co-construction de ces histoires, à la modification/construction des images publiques des athlètes et entités sportives. Julien Auboussier (2009) analyse le rôle de la presse quotidienne régionale dans la structuration narrative de l’antagonisme entre l’ASSE (Association sportive de Saint-Étienne) et l’OL (Olympique lyonnais), par de constants renvois à l’histoire du derby rhônalpin et à la mémoire des supporters. Par ailleurs, il souligne l’autonomie des rédactions stéphanoises et lyonnaises en matière de sport, qui, de fait, produiront des récits différenciés de ces rencontres. Il s’agit aussi de mettre en forme une information susceptible de convenir à un public (non) spécialiste (qui, dans ce cas précis, est sensible à la construction des identités territoriales ainsi esquissées) et répondre à un effet d’agenda. L’information sportive, comme toute information médiatique, est un acte de communication et un discours (Charaudeau, 1997). Sa mise en forme par les pratiques narratives répond à une logique de positionnement, mais aussi de justification du traitement de ce type spécifique d’informations via des représentations.

Quelles histoires ? Les productions discursives

Dans les faits, les dispositifs médiatiques permettent rarement de construire des récits clos. Les quelques lieux où ceux-ci apparaissent dans leur complétude sont les documentaires ou reportages, ou les films de sports (Bonnet, 2017), notamment dans des formats comme les portraits. Plus globalement, le storytelling fonctionne par accrétion, par l’association de fragments narratifs construisant un récit global. Ces fragments constituent des motifs, syntagmes narratifs stéréotypés construisant un intertexte, qui, par leur présence dans les imaginaires collectifs, ouvrent le champ des possibles des schémas d’action.

Les motifs narratifs, notion définie par « le plus petit élément du conte, susceptibles de se retrouver tel quel dans la tradition populaire » (Greimas, Courtés, 1979 : article « Motif »), constituent des éléments récurrents exploités dans la construction des récits. Jennings Bryant (1944-2020), Paul Comisky et Dolf Zillmann (1977), dans leur inventaire des éléments narratifs des commentaires sportifs, citent, au nombre de ceux-ci, la compétition (au sens de ce que Christian Pociello [1998] dénomme l’effet Carpentier, production d’« oppositions figurales » i.e. jeune/vieux, challenger/favori, ancien/nouveau monde, etc.), la gloire (au sens de la reconnaissance, de l’accomplissement), l’histoire (nostalgie, tradition), le miracle, les forces extérieures (le temps, l’environnement, la chance, le public), le tout pour le tout (qui rejoint l’idée de surmonter l’adversité, de se reconstruire).

Utilisés dans les commentaires live ou a posteriori, dans les portraits, ces motifs constituent des éléments de mise en intrigue, l’angle du travail journalistique. Celui-ci s’applique à dramatiser le récit et à en faciliter la structuration (Pociello, 1998), et de ce fait, la lecture. En effet, les spectacles comportent un noyau factuel mais se vivent sur le mode de consommation de la fiction. La réception/appréhension du spectacle sportif s’appuie sur des phénomènes de comparaison avec des schèmes d’action connus, reconnus, ou suggérés par les commentateurs et les exégètes (c’est le rôle des statistiques, des appels à l’histoire, etc.), en d’autres termes, un travail intertextuel dans lequel les schèmes d’action remplissent la fonction de cadrage (Baroni, Leiduan, 2012).

Les motifs synthétisent les éléments du schéma actantiel (Greimas, 1966), chacun subsumant les autres aspects de cette structure explicative. On y perçoit l’axe du pouvoir avec adjuvant (le sidekick en basket, ainsi le duo M. Jordan/Scottie Pippen) et opposant (l’opposition Jacques Anquetil [1934-1987]/Raymond Poulidor [1936-2019] en cyclisme, Roger Federer/Rafael Nadal en tennis), l’axe du vouloir, i.e. les moteurs (de l’équipe, du sportif·ve…) qui dirigent le sujet dans ses épreuves qualifiantes (campagnes glorieuses de certaines équipes, comme l’épopée européenne de l’Association sportive de Saint-Étienne en 1976), l’axe de la transmission du savoir, avec le rôle de destinateur dévolu au sélectionneur·euse, entraîneur·euse, directeur·ice sportif·ve, dirigeant·e de club (la valorisation du duo Fabien Galthié/Antoine Dupont durant la coupe du monde de rugby de 2023) mais aussi, dans certains cas, aux hommes politiques, en tant qu’ils sont des destinateurs-bénéficiaires (N. Mandela et le joueur de rugby François Pienaar en 1995, J. Chirac et Aimé Jaquet en 1998). Ces topoï et les possibles qu’ils mettent en place sont culturels. Ainsi, si la culture nord-américaine entre en résonance avec le schéma de l’inimitié entre adversaires, la culture française apprécie celui des rivalités fraternelles (Bonnet, 2019). Ces mises en correspondance avec le schéma narratif canonique des trajectoires des sportif·ves ou des équipes répondent à des imaginaires socio-discursifs, dont les fonctions sont à la fois la création de valeur et de justification de l’action (Charaudeau, 2007 : 53). Les traits personnels peuvent ainsi être coulés dans la matrice de figures légendaires, si l’on songe à la campagne de communication des Jeux Paralympiques de Londres de 2012 qui représente les handisportif·ves en superhéros (dont le slogan était Meet the superhumans), relayant ainsi la figure stéréotypée du supercrip.

Quelles fonctions ?

Dans une perspective de personal branding, le storytelling peut prendre une forme très différente : celle du storyliving (Marty, 2021). Cette notion touche aux pratiques des influenceur·euses qui « offrent des expériences de consommation de produits, ancrées dans le calendrier de leur existence » suscitant « un sentiment de proximité chez les followers » (Marty, 2021 : 51). Dans le cas des sportif·ves de renom, c’est un élément de développement de leur capital-marque, selon le principe de la marque-personne (Parmentier, Fisher, 2012). Ainsi le footballeur David Beckham expose-t-il ses pratiques quotidiennes et sa vie familiale (Chanavat, François, 2019). On dépasse alors le public des sports, pour toucher au public des people, approché grâce au marché matrimonial. Le narratif permet de mettre en place un autre type de rapport à l’athlète, la célébrité sportive s’appuyant également sur la mise en forme médiatique de sa vie quotidienne (résultante d’un parcours où le play-boy est devenu un bon père de famille, s’affichant volontiers avec ses enfants, dont sa plus jeune fille). Les grandes organisations sportives développent également un storytelling de marque qui « raconte finalement moins une histoire, […], qu’il ne propose au récepteur-consommateur un réservoir cognitif saturé d’indices » (Dufour, 2021 : 27). Le Comité international olympique (CIO) développe ainsi une logique de marque au storytelling lâche, entre origines antiques et résurgence moderne, essentiellement alimenté par le renvoi aux événements fédérateurs et aux ressources symboliques comme la flamme olympique. Perspective que Stéphane Dufour, rappelant les propos de Henry Jenkins (2006) – le storytelling est devenu l’art de construire un monde – juge plus proche du monde narratif (storyworld) que du récit. La construction de ce monde narratif est, selon Marie-Laure Ryan (2014), une condition minimale du récit. Composé d’une combinatoire de cadres statiques et de modèles dynamiques (Ryan, 2013), le monde narratif se trouve innervé par des histoires plus ou moins apocryphes, fondatrices, souvent couchées sur grand écran, comme celle de la révolution de la pratique du skateboard par le groupe des Z-Boyz, narrée dans Lords of Dogtown (2005). Ainsi la rencontre entre le monde de la street culture et le monde de la NBA a-t-elle permis de construire un univers offrant de nouveaux réservoirs de patrons narratifs, hors des canaux traditionnels de fédérations, attirant de nouveaux publics tant vers la Grande Ligue que vers le streetball, autre pratique sportive dite autonome.

Le narratif construit autour des athlètes sert aussi à donner, via son parcours, une consistance permettant de concerner divers publics et leur fournir les conditions de l’interprétation. Si l’on reprend la distinction que Daniel J. Boorstin (1914-2004 ; 1971) établit entre la célébrité et le héros, les aléas d’un parcours lui permettent de passer de l’un à l’autre de ces statuts par ce que l’approche structurale du récit appelle des épreuves (voir aussi Campbell, 1949). À l’inverse, les logiques de communication liées aux réseaux socionumériques, le processus de peopolisation, induisent un passage du public expert au public ordinaire et une tendance à la familiarisation du sportif·ve. Les logiques des influenceur·euses constituent également une mise en récit, certes moins héroïque, ce point distinguant peut-être le storytelling de la narratologie traditionnelle.

La fonction du storytelling est donc celle de la gestion des imaginaires, des images individuelles et collectives par le truchement d’un cadrage narratif. C’est en ceci qu’il se rapproche du récit national, au sens où il établit des liens entre individus, les socios, les supporters, les fans, les amateurs sporadiques, les chalands, en ce qu’ils évoquent leur participation à l’histoire du club ou de la pratique (leur fidélité, leur présence dans les tribunes, leurs performances spectatorielles, leur sociologie… ; Mignon, 1998). Les récits d’une France « Black, Blanc, Beur » lors du mondial de football de 1998 ou du conte de fée d’été dans l’Allemagne de la Coupe d’Europe de 2002 (Turpin, 2010) sont de ceux-ci. Le récit contribue également à la construction de causes (Mignon, 1998) par la constitution d’identités communes, mais aussi à l’histoire des clubs et des affrontements : comme lui, il contribue au « penser totémique » (Ledoux, 2022). Raphaël Baroni (2007 : 30) souligne le rôle de médiation symbolique assuré par la narrativité, qui, dans le cas présent, est exploitée à des fins communicationnelles, la mise en discours permettant de recomposer et refaçonner l’expérience.

À ce titre et à un autre niveau, l’agencement des motifs permet de créer des schémas d’action potentiels (le second couteau peut devenir le leader, l’ancienne gloire peut revenir, l’équipe en position de leadership a failli par le passé et peut donc faillir de nouveau…) et le dénouement possible est plus important que le dénouement effectif (caractéristique des récits à suspense que sont les compétitions sportives ; Baroni, Leiduan, 2012), l’intérêt des histoires dépendant de schémas d’action mobilisés par les lecteur·rices/auditeur·rices/spectateur·rices. Les motifs contribuent donc à créer des virtualités visant à maintenir le suspense (le motif du challenger, des nécessités de survie, du dépassement de soi, de la revanche, etc.). Le storytelling peut servir à des fins anticipatrices, ces récits contribuant à une scénarisation de l’action et la construction des scénarios du futur (Leblanc, 1997, in : Lochard, 2005). Les commentaires, les stratégies de cimentage dans les comptes rendus de campagnes et compétitions sportives au long cours comme les tournois olympiques (Bonnet, 2021) ont pour fonction d’alimenter ces visées anticipatrices, en renvoyant aux motifs évoqués précédemment qui permettent d’alimenter la glorieuse incertitude du sport, l’engagement et l’intérêt du public.

Conclusion

On parle souvent de mythologie sportive là où il y a construction d’une histoire mise en récit, les médias constituant des chambres d’écho ou de création des narratifs des sportif·ves ou des organisations, mais il ne s’agit pas tant d’histoires, même si le sport en fourmille, que de discours (comme le souligne G. Genette [1966 : 162], « le discours peut « raconter » sans cesser d’être discours, le récit ne peut « discourir » sans sortir de lui-même »), à la visée avant tout communicationnelle. Reposant sur le façonnage, la configuration de l’expérience de réception du public, spectateur ou consommateur, le storytelling modifie celle-ci dans les rapports que les individus ont au sportif·ve, au sport, à la compétition, par identification ou par projection par le truchement de la narration. Ces deux formes d’engagement dans l’action et/ou la discipline sportive constituent des leviers qui peuvent également passer par des formes narratives diverses, qui, pour la plupart, reposent sur des topoï et autres motifs.

La construction et le relai d’un intertexte constituent de puissants leviers d’enrôlement ou de consolidation de l’enrôlement des publics. En effet, la contribution aux imaginaires collectifs et sportifs, l’exploitation de schémas d’action familiers, l’esthétique des récits constituent des modes de relation aux publics.

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