Dans les ports français à la fin de l’entre-deux guerres, les pratiques homosexuelles des marins font l’objet d’une surveillance particulière. Un lien spécifique entre l’homosexualité dans la marine et l’espionnage semble établi. Par exemple, une circulaire du ministre de l’Intérieur en date du 21 décembre 1935 souligne qu’ « Il arrive souvent, en outre, que sous certaines apparences de vice, les fréquentations [des « individus de mœurs spéciales » avec des marins ou prétendus marins (sic)] cachent des agissements suspects au point de vue national ». L’expression « individus de mœurs spéciales » est utilisée également dans la loi du 1er octobre 1917 qui incrimine les tenanciers et tenancières de bars recevant habituellement dans leurs établissements des « femmes de débauche et individus de mœurs spéciales ». A Toulon, dès 1925, les autorités préfectorales du Var ont délivré des « instructions » rela-ves à la surveillance de l’homosexualité au chef des services de police. Des archives inédites, conservées au Archives Nationales, révèlent une correspondance régulière entre le chef des services de police, le sous-préfet, le préfet du Var et le ministre de l’Intérieur concernant « la recherche et l’identification des homosexuels civils et militaires ». A cet effet, des listes mensuelles sont dressées. Elles recensent les noms des civils et militaires interpellés par la police pour entretenir -- ou être suspectés d’entretenir -- des relations homosexuelles et elles sont assorties d’une description des circonstances de leur arrestation. Ces listes indiquent également si les personnes fichées ont été poursuivies et/ou condamnées pour outrage public à la pudeur (article 330 du Code pénal) ou incitation de mineurs à la débauche (ar-cle 334 du Code pénal). En histoire du droit, Marc Bonninchi a remis en question l’idée que la période de Vichy ait marqué un basculement d’une approche libérale à une approche répressive de la sexualité. Il démontre que le tournant répressif s’était déjà amorcé pendant l’entre-deux guerres. Des chercheurs et chercheuses issus de l’histoire sociale, tels que Florence Tamagne, Romain Jaouen ou Régis Révenin, ont étudié les dispositifs répressifs visant les personnes ayant des pratiques homosexuelles. A partir des textes de loi, des instructions préfectorales et des centaines de pages de rapports du chef des services des polices d’Etat de Toulon et de la Seyne, nous montrerons comment, pendant l’entre-deux guerres, la loi appréhende l’homosexualité et comment, en marge de la loi étatique, s’organisent la surveillance, le fichage et la répression des personnes ayant des pratiques homosexuelles dans le port de Toulon. Nous utiliserons une grille d’analyse de genre, issu des travaux de l’ANR HLJPGenre, pour étudier dans une approche formaliste les textes juridiques et dans une approche réaliste les pratiques décrites dans les rapports de police avec un certain nombre de précaution méthodologique du fait qu’il s’agisse d’une lecture et d’une retranscription de ces pratiques par l’autorité répressive elle-même.