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Persévérer. Des philosophes contre l'extrême droite.

Alexander Neumann et Alain Patrick Olivier

Texte intégral

1Dans la lutte contre les puissants, les dominants et dominateurs, dans la lutte contre le fascisme, les ressources élémentaires dont nous disposons sont la confiance, le courage, l'humour, la ruse et la persévérance, écrivait Walter Benjamin en 1940. En 1992, lors d'une première percée électorale du Front national, un groupe d'intellectuels du Collège international de philosophie a eu l'idée de contrer le parti d’extrême-droite par tous les moyens, dont ceux que voyait Benjamin. Voici un extrait de leur avant-propos:

2"Le courage dissipe la peur, s'il sait se mobiliser : courage de dépasser la légèreté méprisante (et nous devons avouer que nous ne nous attendions pas a devoir le faire) ; de manifester son hostilité radicale en rendant manifeste le syncrétisme sectaire ; de contrer par les moyens qui sont les nôtres, ironiques ou didactiques, impatients ou stupéfaits, glacés ou véhéments... en long et en bref, par l'absurde ou le grave - philosophiquement."

La brochure de 1992 réunit dix-sept textes sous le titre commun : Contre les thèses du Front national par des philosophes du CIPh (Collège international de philosophie). La lutte contre l'extrême-droite et contre le fascisme est à nouveau d'une grande actualité au début de l’été 2024, alors que se préparent les élections législatives et que le Rassemblement national apparaît comme un parti dominant en France. C’est la raison pour laquelle nous ré-éditons ces textes, inchangés, plus de trente ans après.

3Cette publication donne à voir une critique vivante, pluraliste, qu’elle soit catégorique ou tâtonnante. Les auteurs, autrices vivant-e-s que nous avons contacté ont répondu de manière positive, sinon enthousiaste, à l'exception de Sylviane Agacinski qui constate que son texte apparait trop daté. Il est vrai que les conditions du Blitzkrieg médiatique et électoral, qui rend désormais pensable une victoire de l'extrême-droite, ne nous ont pas permis de renouveler la discussion de l'époque.

4Beaucoup d'arguments, de concepts et d'idées de la brochure contre les thèses du Front national sont immédiatement intelligibles, pourtant. Par exemple, la nécessité catégorique de dire non; l'effort de raviver le souvenir et la mémoire, face au déni, au refoulement ou l'amnésie; la mise en garde contre les abus de l'identité nationale et du discours national.

5Il apparait, au cours de cette discussion, que le Collège international de philosophie, trouve ici une occasion de mériter son nom de Collège international de philosophie. Il peut même être considéré comme une "instance supra-nationale » tant sa composition, sa culture cosmopolite et ses associations avec les autres continents en font un lieu effectif de la vie intellectuelle mondiale.

6Les textes de 1992 alertent également qu'il ne faut pas réduire la démocratie à l'économie de marché, ou les identifier réciproquement, ce qui ne saurait qu'accroitre la crise de l’une par l’autre. Celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait se taire au sujet du fascisme, avait écrit Max Horkheimer, déjà.
La banalisation de l'extrême-droite fait partie du discours qu'elle promeut, fait d'escamotages, de mensonges, de retournements de sens pervers, de diversion et de projections agressives. Quand l'extrême-droite prétend aujourd’hui que la gauche signifie le chaos, la guerre civile et l'antisémitisme, cela atteste en creux qu'elle n'a pas renoncé à son projet historique, celui qui a provoqué une guerre mondiale, un génocide et la mort violente de dizaines de millions de personnes.

7Le fait de nous parler aujourd'hui de pouvoir d'achat cache mal une attitude violemment hostile aux syndicats, et une trame discriminatoire nourrie par la haine de l'étranger. La violence raciste et antisémite, sexiste et homophobe, religieuse ou celle motivée par le mépris de classe n'a aucune place dans l'espace philosophique et démocratique, comme le montre la brochure de 1992.

8Le Front national n'a pas été fondé par des gens de droite un peu plus nationalistes que d'autres. Non, ce parti a été fondé par des fascistes mussoliniens et des hitlériens, membres des Waffen-SS, ainsi que d'autres collaborateurs et pétainistes. C’est Pierre Emile Bousquet, ancien membre des Waffen-SS, qui a déposé les statuts du parti FN en octobre 1972, aux côtés de Jean-Marie Le Pen, tortionnaire pendant la guerre d'Algérie.

9Précisons, pour les plus jeunes, que la Waffen-SS était la section militaire du parti national-socialiste, directement soumis aux ordres du Führer Adolf Hitler. C’est elle qui a perpétré le massacre d’Oradour-sur-Glane en 1944. Cette organisation a été jugée collectivement comme responsable des crimes contre l'humanité au procès de Nuremberg après la guerre, par les juges de la France, du Royaume Uni, de l'Union des Républiques socialistes et soviétiques et des Etats-Unis d’Amérique.

10Lors du changement de nom de Front National en Rassemblement National, aucun dirigeant n'a renié ce passé ni exigé aucun droit d'inventaire. Jean-Marie Le Pen, condamné pour incitation à la haine raciale en févier 2005, était alors présent. Tout comme son père jadis, Marine Le Pen s'est affiché en 2012 avec des néonazis lors d'un bal à Vienne en Autriche, le pays natal d'Adolf Hitler, le Korporationsball. Ces regroupements d’anciens nazis ne doivent pas susciter qu’un simple haussement d’épaules, ainsi que l’écrivait Adorno en 1967, car ils sont désormais présents sur le plan immédiatement politique. La cicatrice s’ouvre au sein des démocraties.

11Lors de la campagne des législatives, en 2024, de nombreux candidats du RN on tenté de se justifier alors que leurs expressions racistes, antisémites ou homophobes étaient injustifiables. Dans l'entre deux tours, une candidate RN du Calvados a été obligé de se retirer après qu'une photo fut rendu publique, qui l'expose coiffée d'une casquette de l'armée de Hitler, ornée de la croix gammée des nazis. Restons-en là pour le simple rappel des faits, mais soyons clairs. N'oublions jamais qu'en 1933, l'extrême-droite allemande promettait la paix, le plein-emploi et le bien-être, la joie, et le développement, avant de passer à l'acte. Au premier tour des législatives de juin 2024, le RN a obtenu 9,3 mio de voix donc 29% des votes exprimés (selon le chiffres définitifs du Ministère de l'Intérieur), talonné par l'union des gauches à 9 mio de voix et 28%. La menace est grave mais le parti raciste n'est pas invincible.

Passé le moment électoral, qui est un symptôme et non la cause, il sera utile et nécessaire de poursuivre la discussion conceptuelle, afin d'interroger ou de critiquer les notions problématiques de modernité et de postmodernité, d'identité et d'autorité, qui intéressent autant les philosophes que les citoyennes et citoyens du monde. Car les partisans du fascisme présents et anciens sont répartis de manière transversales dans toute la population (Adorno). Il est important que les universitaires et les philosophes prennent position.

12Il est temps d'ouvrir un débat philosophique sur le rapport à la vérité, un concept qui a évolué depuis Aristote, mais dont la mise à l'écart peut favoriser toutes les ambiguïtés. Heidegger ne serait pas un nazi, peut-on lire, alors que Kant serait prétendument raciste, contre toute évidence. L'auteur ouvertement raciste, qui s'est identifié à la seconde guerre mondiale, serait-il moins dangereux que le défenseur et le théoricien des Lumières et de la Révolution française, l'auteur d’un traité sur la paix perpétuelle, qui s'indigna, en outre, contre la volonté de rétablir l'esclavage ? Non.

13Nous avons bien saisi ce qui est jeu ici: discréditer l'héritage égalitaire de la grande révolution de 1789 et tous les courants qui s'en inspirent, en particulier les autrices et auteurs qui ont fait de l'émancipation un critère de vérité, depuis le dix-neuvième siècle. Nous allons exposer ces discours à une lumière crue, aujourd'hui comme en 1992.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexander Neumann et Alain Patrick Olivier, « Persévérer. Des philosophes contre l'extrême droite. »Variations [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 03 juillet 2024, consulté le 28 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/variations/2453 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11xge

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Alexander Neumann

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