La Volte a publié à ce jour trois recueils de nouvelles visitant chacun un grand thème du contexte sociopolitique et culturel récent, concernant respectivement la société de surveillance, le travail et la santé : Ceux qui nous veulent du bien. 17 mauvaises nouvelles d’un futur bien géré (2010), Au bal des actifs. Demain le travail (2017) et Sauve qui peut. Demain la santé (2020). Ces volumes questionnent par la fiction nos manières de vivre une actualité devenue anxiogène et explorent les possibles d’un avenir commun. Ce faisant, ils investissent de manière sophistiquée la dystopie. Ce genre désormais mainstream, sériel et audiovisuel, devenu phénomène de société avec les lanceurs d’alerte et les survivalistes, se trouve ici convoqué à travers des visées littéraires exigeantes, qui impliquent un travail avisé de la langue d’écriture et une bonne connaissance de l’histoire des poétiques, au point d’hybrider les imaginaires, de les convoquer par la citation , de pratiquer la réécriture élaborée et d’amalgamer plusieurs registres de la littérature d’anticipation, comme le note Stuart Calvo dans sa postface à Demain la santé : « En écrivant ces lignes, il me semble entamer le début d’un conte de fées moderne, la chronique d’un lendemain imaginaire ; quelque chose entre l’uchronie et l’utopie. Quelque chose qui, si je me reporte six mois en arrière, aurait relevé de la science-fiction. » (p. 655) Cela conduit à une nouvelle partition des imaginaires, qui semble les convoquer tous sans vouloir préférer l’un d’eux. Ainsi, Demain la santé est présenté par la soustraction des catégories connues : il « n’est pas un ouvrage dystopique, pas plus qu’il n’est utopique » (Calvo, postface, p. 659), mais il a bien pour vocation de « faire face à un environnement devenu hostile et clivant (Calvo, ibid., p. 660-661), de même que Demain le travail traite de la « souffrance [qui] puise ses sources dans notre présent » (Sophie Hiet, postface à Demain le travail) et que les nouvelles de Ceux qui nous veulent du bien ont « comme caractéristique commune de faire peur. Diablement peur » (Dominique Guibert, préface à Ceux qui nous veulent du bien, p. 3). Centrée sur ces trois volumes collectifs, la communication portera sur une double question. On examinera, d’une part, ce que la forme du recueil de nouvelles fait au genre de la dystopie envisagée comme modalité d’écriture et manière d’être au monde. Les innovations opérées par La Volte ne concernent pas seulement des étiquettes génériques. Elles touchent plus fondamentalement à un schéma formel, puisque ce genre cosmogonique au cadre diégétique affirmé, qui tend à être long, détaillé et dense en informations, se trouve ici condensé dans la brièveté allusive de la nouvelle, où tout un univers est esquissé en quelques mots, dans une économie de moyens plus accentuée que celle des novellas de la collection Eutopia et s’appuyant sur l’effet de déjà vu et sur les échos vécus de l’actualité environnante. De plus, l’entreprise menée par La Volte concerne la pragmatique d’un genre qui vise explicitement à faire réagir, « un imaginaire du collectif, de l’agir ensemble » (Calvo, ibid., p. 661) étant précisément ce que visent à construire les textes ainsi rassemblés. Comme le précise l’appel pour le prochain volume, qui sera consacré au thème de la ville (l’espace urbain et ses enjeux) : « La science-fiction nous semble pertinente pour alerter, lutter, faire rêver, mais aussi pour transformer nos perceptions et nos actions. Nous sommes convaincus que les imaginaires sont essentiels pour dessiner d’autres voies ». Qu’apporte à cette agentivité de l’alerte et de la préservation la revisitation du genre ? S’agit-il de conjurer le pire en exacerbant son risque imminent à travers toute la palette de ses nuances (oppression, exploitation, asservissement, aliénation, déshumanisation, nuisance, malaise, absurdité, précarité, dénuement, insécurité, urgence) ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les auteurs de La Volte manifestent une connaissance éclairée des différences entre la science-fiction et la prospective, qu’ils explorent avec subtilité les possibles que recèle chacune d’elles et qu’ils convoquent explicitement des imaginaires futurs à travers des « échos expérientiels » témoignant des « dissonances de notre présent » (Calvo, ibid., p. 660). La communication examine, d’autre part, comment les recueils de La Volte fabriquent une certaine identité éditoriale et discursive, déployée à travers un métissage de styles et d’auctorialités induit par les appels à textes, publics, préalables à ces ensembles. Ces derniers associent des écrivains confirmés, membres centraux et actifs de La Volte, à des auteurs plus confidentiels et/ou extérieurs, dans une « ouverture motivée aussi par la volonté de découvrir de nouvelles voix à même d’insuffler de nouveaux imaginaires comme autant de portes vers des alternatives – et des ressources – insoupçonnées » (Calvo, ibid., p. 657). Ces rencontres sont présentées comme « des croisements entre des auteurs reconnus de la science-fiction française […] et des auteurs prometteurs mais encore inconnus » (fiche de présentation de Ceux qui nous veulent du bien). Il s’agit alors de préciser quel panorama se compose ainsi, et selon quelles négociations hiérarchiques et axiologiques, dans un « difficile exercice de mise en complémentarité » (Calvo, idem) dont les facettes dialoguent nécessairement par leur réunion mais aussi par l’orientation des appels eux-mêmes : la sélection drastique des propositions (15 textes retenus sur les 250 reçus pour Demain la santé, par exemple) a nécessité la création d’un comité de lecture dédié y travaillant pendant trois ou quatre mois (Calvo, ibid., p. 658). Quelle cartographie auctoriale cette entreprise d’anthologie dessine-t-elle ? Dans quelle mesure la polyphonie des tons et des voix, la « force de conviction » des textes (Calvo, ibid., p. 657) permettent-elles de tracer des schémas communs d’action pour « se projeter et bâtir, un geste après l’autre, des lendemains habitables » (Calvo, ibid., p. 659) ? Peut-on alors déceler à travers cette dimension plurielle les cohérences d’une forme de littérature engagée, conformément au « recueil de combat » qui désigne Ceux qui nous veulent du bien sur le site internet de la maison d’édition ? Suivant cette double piste générique et auctoriale, il s’agit donc d’étudier les poétiques développées par les recueils de nouvelles publiés depuis 2010 par La Volte. On veillera à les éclairer par l’analyse du paratexte : préface, postfaces, présentations et interviews sur le site internet de La Volte, argumentaires des appels, participations radiophoniques. On s’efforce également de les situer par rapport aux autres initiatives de la maison d’édition, en particulier la collection Eutopia, qui affirme quant à elle une volonté de proposer des imaginaires positifs, voire des modèles à vivre, ainsi que d’autres recueils réinventant la forme brève collective comme Faites demi-tour dès que possible. Territoires de l’imaginaire (2014), qui propose de manière interactive aux lecteurs de choisir l’un des deux « itinéraires » balisés pour parcourir le volume, avec des passages de l’un à l’autre, cartographiant ainsi autant de parcours singuliers de l’imaginaire. On s’emploie enfin à les réinscrire dans le cadre d’une réflexion littéraire menée sur les communs, sur « notre désir […] de faire société » (Calvo, ibid., p. 661), sur la manière d’habiter collectivement notre monde et d’explorer son retentissement quotidien à travers « des morceaux de vie auxquels nous nous sommes attachés » (Calvo, ibid., p. 657).