Les fictions d’anticipation, qui précèdent en France l’émergence de la science-fiction comme genre éditorial, composent un corpus hétéroclite traversé par le merveilleux-scientifique, les contes conjecturaux, les essais de réformisme social et le roman populaire sériel. Ces récits largement tributaires des supports et des logiques médiatiques apparaissent le plus souvent centrés sur le présent, manifestant ainsi un présentisme (François Hartog), voire un présento-centrisme (Richard Saint-Gelais). En conséquence, leur futurisme n’est pas toujours explicite, qu’il soit non précisé, à portée métaphorique ou décelable uniquement en contexte de réception. Plus d’une fois, il adopte même la forme complexe de temporalités imbriquées, associant un futur lointain à un passé de ce futur, lui aussi alternatif. Seul l’ensemble du dispositif sémiotique de ces fictions permet de comprendre leur rapport au temps, raison pour laquelle il convient de tenir compte des temporalités intra- et extradiégétiques. À partir d’une sélection de récits d’anticipation des XIXe et XXe siècles (sur la période de 1800 à 1950) représentant des sociétés menacées, en déréliction ou perdues – et s’inscrivant donc dans le périmètre de la dystopie – cette communication propose d’envisager les effets pragmatiques des récits conjecturaux : critique, dénonciation, mise en garde, mobilisation. Il s’agira d’examiner ces effets à la lumière des configurations de la temporalité. Dans les récits du pire, cette dernière est encline à mobiliser le passé, jouant volontiers sur les nuances de la projection à rebours : rétrofuturisme, uchronie, monde parallèle involutif. Examiner ces passés du futur devrait permettre de préciser les orientations idéologiques et politiques inscrites dans les dystopies. Celles-ci sont-elles nécessairement des « rétrotopies » (Zygmunt Bauman) nostalgiques, régressives, voire réactionnaires, suggérant que « c’était mieux avant », ou s’agit-il plutôt de fictions engagées, réactives et proactives, visant à agir sur l’horizon des possibles ? À travers cette vaste question, on s’emploiera à vérifier l’hypothèse selon laquelle ces récits investissent le dépaysement temporel et modulent les représentations du passé pour mieux s’ancrer dans un contexte troublé.